mardi 12 janvier 2016

BOWIE( 1947-2016 )

http://www.epresse.fr/titre-presse/visionneuse?n=5f0d52eb-0970-42d1-b78c-89832ba130f9&s=&t=7c749e9b-d5b9-45a1-8858-69db7d099753&i=78ca0288-b865-11e5-89b2-00e081c40a44&m=&h=ac7516bcafef3db04c2e60ccff5fa3e5a03c59997d2e945bb3d0d53857feee09

La dernière mort de David Bowie
Né David Robert Jones, l’idole pop connue sous les noms de Ziggy Stardust, de Major Tom ou du Thin White Duke a connu de nombreuses mues et résurrections avant de s’éteindre dimanche 10 janvier à 69 ans. Trois jours plus tôt, il publiait son album testament.
Didier Péron Julien Gester
CHAPEAU, l'ARTISTE
(Bowie à l'époque de Ziggy Stardust dans les années 70)

Combien de fois a-t-on vu David Bowie mourir ? La stupéfaction portée par la nouvelle de sa mort nous frappe quelques jours seulement après la parution de son 26e album, Blackstar,
 
et surtout la découverte d’un clip, Lazarus,
 
 
qui demeurera l’ultime image testamentaire apparue de lui de son vivant. Le plan conclusif met en scène la star, portant plus que jamais sur elle les ravages de son âge, alors qu’elle se retranche à reculons dans une armoire-tombeau dont la porte se referme sur elle. Déjà en 1973, sur la scène de l’Hammersmith Odeon, devant un public éberlué qui pousse un cri sauvage d’incompréhension, la star, grimée en Ziggy Stardust, annonce que c’est le dernier concert qu’elle fera jamais, avant d’entonner un déchirant Rock’n Roll Suicide.
David Bowie liquidera ainsi tout au long de sa carrière bien d’autres avatars, d’Aladdin Sane au Thin White Duke, etc. On le verra aussi en fâcheuse posture, corps désarticulé sur la pochette de Logder en 1979, s’identifiant au Christ de Mantegna. En 1983, dans les Prédateurs, le cinéaste Tony Scott imagine Bowie en vampire au côté de Catherine Deneuve, intuition foudroyante au regard de la réputation de succube géniale que trimbale le musicien. Mais à peine le voit-on resplendir à l’écran de tout son éclat vénéneux dans les premiers plans du film que, déjà, il dépérit et vieillit à toute allure, recouvert de tonnes de rides et perdant ses cheveux. Précipité dans la sénilité et sous les litres de latex, alors que le spectateur, tout à son hébétude de voir l’image de la star être ainsi escamotée, suppose encore qu’il ne peut que revenir, refait, intact. C’est Bowie, il ne peut pas mourir. Il disparaît du récit, bel et bien expulsé hors-champ, à jamais.
Cette abolition de Bowie est un leitmotiv rhapsodique d’une longévité fragmentée d’autodésintégration et de renaissance en éternel phénix pop, toujours dissemblable, repeint et rhabillé à neuf à chaque nouvelle aventure discographique ou scénique. En 1996, Bowie répond aux questions de l’écrivain Mehdi Belhaj Kacem pour les Inrockuptibles et énonce notamment cela : «A 50 ans, je n’ai plus peur ni de la vieillesse ni de la mort. La dernière ligne droite ne m’effraie pas, je la regarde en face. […] La mort devient une entité qui est là pour être employée. Concrètement, cela signifie qu’on peut décider que son cœur va s’arrêter de battre un jour précis, un jour choisi - il y a des exemples concrets. […] Et je trouve cette idée admirable, elle me fait rêver parce qu’elle ouvre des perspectives : vais-je choisir telle ou telle mort, vais-je me laisser emporter passivement ? Faire quelque chose de sa mort, quelle expérience glorieuse !»
L’œuvre entière, grandiose à tous égards, y compris dans sa fragilité tâtonnante, se cherchant sans cesse de nouveaux appuis, s’accomplit dans sa furie transformiste au soleil noir de la folie à la fois invoquée, jouée, révoquée, exorcisée, et de la mort qu’il contemple en des mises en scène mi-sérieuses mi-bouffonnes aussi bien en 1974 qu’en 1983, quand sur scène il se prend pour Hamlet et chante Cracked Actor en contemplant un crâne qu’il lèche et embrasse goulûment, dont il aspire l’horreur et le vide. Ashes to Ashes («de la poussière à la poussière») ou I’m Deranged (de l’album Outside, 1995, chanson qui figurera au générique de début du Lost Highway de David Lynch), The Bewley Brothers ou encore Station to Station, on n’en finirait pas d’égrener les titres emblématiques d’une inspiration tourmentée, hantée de visions noires et mimant à l’échelle décuplée d’une geste spectaculaire et pailletée la descente dans les gouffres et les enfers, comme pour mieux les dominer.
 
Même revenue de décennies d’errances douloureuses (les navrantes années 80 en tête), la voix de David Bowie résonne en stentor funeste cherchant à écarter les murs de la chambre ultime, qui pourtant se rapprochent comme pour écraser ceux qui l’habitent. On ne l’écoute pas sans trembler, s’y perdre ou être effleuré par la même intuition que Ian McCulloch, du groupe Echo in the Bunnymen, dont la vocation musicienne fut forgée par la vision de Bowie chantant Starman à l’émission de télé Top of the Pops, en 1973 : «Jamais être humain ne sera aussi beau que le Bowie de Ziggy Stardust ou du Thin White Duke.»
La macération dans le confort petit-bourgeois de la banlieue londonienne avec ses appartements étriqués et son mobilier à fleurs participe de l’étrange et lente mue personnelle qui conduisent l’enfant des faubourgs David Robert Jones à se voir plus grand qu’il n’est, plus beau et remarquable, lui qui rase encore les murs et qu’une timidité maladive tient à l’écart des différentes bandes de bad boys qui tiennent le pavé devant les pubs.

Il est né le 8 janvier 1947, a grandi à Brixton jusqu’à l’âge de 6 ans avant de déménager dans la banlieue résidentielle de Bromley dans le Kent, environ à 13 kilomètres de Brixton. Sa mère, Peggy, est ouvreuse de cinéma, son père, John, travaillait dans une association caritative. La mère de David a eu un fils dix ans plus tôt, Terry, d’une précédente relation et John a épousé Peggy après un premier mariage et un divorce. «Le seul musicien de la famille était le père de ma mère, qui jouait vaguement de la trompette. Nous étions une famille typique de la classe ouvrière avec sa vie rangée et monotone», racontera Bowie dans une longue interview aux Inrocks en 1993. Pour ne pas périr d’ennui, il faut déjà s’inventer un destin hors norme. «J’ai su que cette vie n’était pas pour moi à 8 ans, lorsque j’ai entendu Little Richard. Là, c’est le déclic, la cassure. Dès lors, j’ai su que ma vie ne finirait pas dans la banlieue sud de Londres», ajoute-t-il. Pianiste et chanteur flamboyant, tapant son instrument, vêtu de tenus excentrique, le black Little Richard fait entrer dans la vie du gamin la perspective d’une démesure qui lui convient. C’est son demi-frère aîné Terry qui initie David au rhythm and blues, au rock. Il écoute du jazz, lui fait lire les écrivains de la Beat Generation. Et c’est son copain George Underwood, avec qui il va former son tout premier groupe, George and the Dragons, qui le boxe dans la cour de récré, laissant David avec un œil à la pupille dilatée, un des signes les plus distinctifs de son profil asymétrique d’être intensément étrange.
Terry et David vont souvent aux concerts à Londres, traînent dans une capitale en ébullition culturelle. Le rock tranche brutalement avec l’atmosphère de leur environnement familial. Mais déjà Terry montre des signes inquiétants de folie. Il sera diagnostiqué schizophrène quelques années plus tard. Un jour qu’ils reviennent ensemble d’une virée londonienne, Terry a une crise aiguë, se met à marcher à quatre pattes, assure que des flammes sortent du bitume et qu’il entend des voix. Cette folie fraternelle saisit David, garçon à l’émotivité à fleur de peau qui décrira par ailleurs une existence sans chaleur auprès de parents distants qui n’offre à leurs enfants aucun réconfort sentimental ou moral.
Cette solitude structure profondément la personnalité de la future star, son opiniâtreté à se forger non pas une identité mais plusieurs, son besoin d’exister par le regard fébrile de milliers de fans, de jouer avec la foule en la toisant parfois avec hauteur ou une moue de dédain, d’être présent/absent comme une idole fracassée qui ne comprend pas la fascination qu’elle exerce dans le temple qu’elle s’est elle-même édifié. «J’étais très préoccupé par l’état de santé mental de mon demi-frère Terry, qui était alors hospitalisé dans un établissement psychiatrique, dira David Bowie. Il était soigné pour schizophrénie et non pour neurasthénie. Parfois, il venait passer un week-end avec un moi. C’était très effrayant car je reconnaissais chez lui certain trait de ma personnalité. J’avais la trouille de sombrer à mon tour dans la maladie, dans la folie… Mon écriture s’en est fortement ressentie.»
David prend des cours de saxophone avec le musicien Ronnie Ross, mais il est impatient et ne supporte pas de suivre un enseignement très longtemps. De même qu’il change de marottes et de look à peu près tous les jours. A l’école, il est un élève médiocre et n’obtient de bonnes notes qu’en dessin. Déjà autodidacte, il absorbe connaissances et informations avec une rapidité anormale, et saute d’un sujet de passion à l’autre avec une rapidité déconcertante. Il est convaincu que son destin est marqué par la célébrité et l’envergure, il a un ego impérieux et, en même temps, personne ne semble déceler en lui le moindre signe d’une quelconque élection. Il n’a encore que 15 ans lorsqu’il forme son premier vrai groupe, The Kon-Rads, et se met à déserter le quartier au profit du cœur alors en combustion de la capitale anglaise. Dans les années 60, cette ébullition londonienne qu’il dépeindra sur un mode désenchanté dans la belle chanson London Boy est le prétexte à fuir la médiocrité de sa banlieue, dont il dira qu’elle n’offrait guère d’autres loisirs que de s’y faire casser la gueule par les gangs de teddy boys.
Les oreilles ivres de jazz et de rythm and blues, ce qui à l’époque fait déjà de lui un mélomane précoce, le jeune David Jones flâne autour des scènes de concerts, fraie avec les mods sans s’y retrouver, change de look presque chaque jour de la décennie. Dans les clubs, où les nuits s’étirent à la force du speed et des cachets d’amphètes, il quête la prochaine vogue, plein de défiance pour toutes celles déjà propagées au-delà des cercles londoniens les plus snobs, comme d’une chose guettée par la péremption, une obsolescence qu’il sait programmée. Depuis l’adolescence, il se décrète un devenir de pop star et joue dans d’innombrables groupes, dont les autres membres ne présentent pas toujours le répondant qu’il voudrait à son ambition : The King Bees, The Buzz, Manish Boys, The Lower Third ou encore The Riot Squad, «le premier groupe auquel j’ai participé où le maquillage et les pantalons étaient aussi importants que la musique», dira-t-il.
Malgré une production aussi forcenée que désordonnée, qui laissera en pâture aux anthologies futures quelques rares pièces de choix et de nombreux morceaux inachevés, le musicien qu’il est ne présente encore rien de très remarquable lorsqu’il publie son premier album, en 1967 : David Bowie. D’après son nom de scène fraîchement adopté, inspiré du patronyme d’un explorateur anglais du XIXe et pour éviter d’être confondu avec un quasi homonyme membre des Monkees, Davy Jones.
 
Ses penchants pour le théâtre, le cabaret, le mime (qu’il pratique dans la troupe de Lindsay Kemp), sa passion minoritaire pour le Velvet Underground, Frank Zappa et Jacques Brel,
 
ou encore sa disposition à partir en retraite dans un monastère bouddhiste en Ecosse n’infusent pour l’heure qu’à la marge sa musique et son régime d’apparition. Des accents de music-hall colorent malgré tout quelques-unes de ses chansons, au caractère aussi candide et labile que pouvait l’être la variété de l’époque, et il adopte peu à peu une distance respectueuse avec ses pairs rockeurs anglais.
La première fois que le jeune producteur Tony Visconti, encore sans grands faits d’arme, entend Bowie à l’œuvre, dans un bureau de maison de disques, il dit : «Ce type part dans tous les sens.» Non sans avoir l’intuition qu’il y a quelque chose à en tirer, à condition de l’aiguiller. Ce qui n’adviendra que quelques mois plus tard, une fois éclose une amitié cimentée par quelques marottes communes (du rock américain le plus cintré au cinéma moderniste des nouvelles vagues européennes) et passé un premier succès surprise en 1969 : Space Oddity,
 
 
magnifique single sans refrain satellisé dans les charts - après une première sortie dans l’indifférence - par la BBC qui l’utilise en bande-son des premiers pas de Neil Armstrong sur la Lune. Sur le beau disque, encore un peu sage, qui l’accompagne et qui connaît, lui, étrangement l’échec, il est encore à peu près aisé de désentrelacer ce qu’évoquent les chansons, entre deux ruissellements de cordes : chronique presque enfantine des utopies désillusionnées des sixties, influences kubrickiennes (2001, l’Odyssée de l’espace) et descente de drogues (l’héroïne s’est invitée dans le swing de la décennie finissante, et l’a fait tourner maussade).
Devenu plus impénétrable dès son virage glam entamé, puis franchement abscons sous l’influence des cut-up aléatoires empruntés à Burroughs, le parolier Bowie ne reconquerra cette limpidité que des décennies plus tard, sur des disques diversement inspirés sur le strict plan musical, mais brodés d’un chant de crooner élimé et lucide, surconscient de son usure et de son propre dépassement.
 

 
A l’orée des années 70, l’idole naissante a alors de moins en moins cure de l’intelligibilité de ce qu’elle chante : les albums qui vont consacrer Bowie en objet de furie planétaire, hors norme, s’entretissent d’une accumulation de signes intriqués, glanés de toutes parts et rendus indébrouillables. « Une des raisons de mon succès vient de cette capacité à réunir des éléments disparates, à donner corps à ces larcins», dira-t-il aussi aux Inrocks. Les motifs de tapisserie se recouvrent les uns les autres au creux de sa musique qui, mutant d’un disque à l’autre en l’espace de quelques mois, se forge aussi bien d’emprunts roués à l’air du temps (quand il prend par exemple, à cette époque, le train de l’électricité dans le sillage de son ami Marc Bolan de T.Rex) qu’au gré de collaborations d’abord heureuses, puis visionnaires. Des présentations, orchestrées par Visconti, avec le guitariste virtuose Mick Ronson naîtra d’abord The Man Who Sold The World,
 
qui farde ses accents hard rock de motifs ésotériques, références lettrées et d’androgynie. La pochette où Bowie se prélasse en robe longue hérisse les esprits, et l’encourage ainsi dans une voie du travestissement où il s’engouffre, de conférences de presse très costumées en gestation de son premier avatar appelé à devenir superstar, après le Major Tom de Space Oddity : Ziggy Stardust.
Un premier album à teintes glam, le très composite Hunky Dory (1971), où les somptueux arrangements de claviers prennent le pas sur la furie des guitares, lui permet de mûrir ce changement de peau et d’égrener quelques chansons au devenir légendaire (Changes, Oh ! You Pretty Things, Life on Mars ?) entre deux hommages payés à ses maîtres : Bob Dylan, Andy Warhol… Le disque suivant, qui assure l’envol de sa créature Ziggy en même temps qu’il orchestre son crash suicidaire, le voit creuser avec excès toutes les ambiguïtés jusqu’alors esquissées. The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars (1972)
 
échafaude son concept (fumeux et magnifique) de science-fiction naïve, des tenues insensées des personnages d’Orange mécanique et du créateur Kansai Yamamoto, de lambeaux d’expressionnisme et de théorie queer avant la lettre. Une génération entière se teint la mèche en rouge dans le sillon de Bowie, se peint les yeux d’étoiles, s’identifie à la généalogie extraterrestre qu’il s’invente comme parure absolue et revendication d’un être au monde en rupture avec la norme.
Le rock’n’roll qu’il porte à incandescence sur scène comme sur disque, et dont il se chante la bitch n’a encore jamais paru matière si météoritique - et pourtant, personne, parmi les foules idolâtres au bord du suicide collectif à chacune de ses stupéfiantes apparitions, ne comprend grand-chose à ce qu’il chante.
 
Une autre pierre splendide et grandiloquente ajoutée à l’édifice glam avec force emprunts au cabaret dietrichien (Aladdin Sane, 1973),
 
entre deux missions de rescousse auprès de Lou Reed (Transformer, 1972) et d’Iggy Pop, Ziggy et son cortège de simulacres pailletés se retirent en grande pompe, le 3 juillet 1973, à l’Hammersmith Odeon de Londres. On croit Bowie rincé par les tournées, on n’a pas tort - en témoigne son album de reprises un peu paresseuses, Pin Ups, sur la pochette duquel il pose l’air éberlué, tête contre tête avec le mannequin Twiggy.
Et voilà qu’à Ziggy succède pourtant aussitôt «Halloween Jack», maître de cérémonie de son album le plus étrange et bancal de la décennie glorieuse, Diamond Dogs (1974), où il refait le portrait à la musique des Stones à l’aune, notamment, de sa lecture du Junky de Burroughs et du 1984 d’Orwell, avec le hit très Richardsien Rebel Rebel à la clé.
 
 
D’un disque à l’autre, sur le fil des sautes d’humeur créative, des tournées sans fins, de séjours en studio pareils à des descentes en rappel dans la fournaise d’un volcan, sa clique évolue fréquemment, de ses musiciens à son agent. Ainsi, en 1974, il vire l’influent Tony DeFries. Bowie décrira plus tard avoir commencé à se détacher peu à peu de la réalité aussitôt le costume de Ziggy endossé, pour s’égarer dans un dédale d’inventions de personnages et de costumes, dont il ne conservera plus tard que le souvenir flou d’une épopée de conducteur en train ivre, lancé à grande vitesse avec la poudre pour principal carburant, sans percevoir grand-chose de chacune de ses stations. Cette désincarnation à l’œuvre se lit magnifiquement à la surface de la plastic soul de Young Americans (1975) et ses chansons phares (le morceau-titre, Fame et Accross the Universe), splendide essai de soul blanche évidée de sa substance pour n’en retenir que les effets de pures brillances, dont se joue la virtuosité de la voix.
 
 
 
Quelques mois plus tard seulement, un Bowie au sommet de sa maigreur et de sa surconsommation de coke publie Station to Station, sans doute son œuvre la plus accomplie malgré le brouillard dans lequel navigue sa nouvelle incarnation, le Thin White Duke, à la silhouette de coutelas sculptée par des lumières brechtiennes. Entouré d’un groupe qui ne sera peut-être jamais meilleur que sur la tournée qui s’ensuivra (cette basse de George Murray, cette guitare rythmique de Carlos Alomar lors du concert au Coliseum de Nassau…), il se révèle un vocaliste étincelant, crooner hâve en quête d’exorcisme et diva enténébrée, de l’épique morceau inaugural et ses sublimes convulsions (entre machinisme kraftwerkien, déjà, et euphorique sabbat sorcier) à la reprise finale du Wild Is the Wind.
 «Auparavant, j’étais extrêmement étrange, un type très secret qui ne savait pas comment se situer par rapport aux gens. Et je crois que je me suis battu pour construire des relations avec les autres par réflexe de survie, parce que j’étais vraiment arrivé au fond du gouffre. Je me suis dit : je ne peux plus aller plus bas, le suicide me guette en permanence, je ne trouve plus de raison valable pour vivre», raconte Bowie dans une interview au mitan des années 90.
En 1976, pour se sortir de l’autodestruction à la cocaïne, Bowie fait un retour européen. Il installe sa famille en Suisse (sa femme d'alors, Angie, et son fils Duncan "Zowie" Jones) mais passe le plus clair de son temps à traîner avec Iggy Pop à Berlin, s’alimentant, selon ce dernier, essentiellement de saucisses nappées de poudre blanche. C’est au château d’Hérouville (Val-d’Oise) qu’ils enregistrent ensemble l’essentiel de l’album d’Iggy The Idiot.

Un autre personnage précieux surgit dans l’existence de la star : Brian Eno, l’expérimentateur ambient qui a commencé dans le glam au côté de Brian Ferry et Roxy Music (faisant en 1972 la première partie de… Bowie) avant de tracer sa route, loin des rivages de la pop mainstream. Eno dit notamment : «Je pense que Bowie essayait d’échapper à l’élan d’une carrière triomphale.» En effet, l’artiste veut se réinventer une fois encore et rompre avec ce monstre américain qui était en train de l’avaler. Il se rêve intellectuel distancié, mathématicien de la pop, auscultant ses blessures en analyste éclairé et laconique. Brian Eno invente des modalités de compositions, d’arrangement et d’enregistrement totalement novatrices en imposant en particulier l’usage du jeu de cartes «Stratégies obliques», sorte de tarot composant plus de «cent dilemmes musicaux» avec des aphorismes bizarres tels que «Mets la sourdine et continue» ou «Honore ton erreur comme une intention secrète».
David Bowie est connu pour sa rapidité mais aussi sa créativité chaotique. Il déboule au studio avec des dizaines de pages griffonnées, des idées dans tous les sens, des bouts de chansons, et Eno organise savamment ce désordre. Bowie dira : «Eno m’a tiré de la narration qui m’ennuyait à mourir, il m’a vraiment ouvert les yeux sur la communication abstraite.» Le fidèle guitariste Carlos Alomar regarde ça avec la plus grande circonspection : «David et Brian étaient deux intellectuels et ils avaient une camaraderie très différente, des conversations plus sérieuses, un côté "européen". C’était trop pour moi. Au bout d’un moment, il a fallu que je dise "c’est de la connerie, c’est nul". J’ai résisté à fond.»
 
Low      
 
 
puis Heroes, enregistrés à Berlin sur le même modèle, avec à la production le même duo Brian Eno-Tony Visconti, déposent deux emblèmes bowien proto-new wave, imposant de longues plages d’instrumentaux planants qui mettront la maison de disques RCA en panique. Pourtant le single Sound and Vision sera un succès et Heroes va devenir un hymne absolu, une des plus grandes chansons du XXe. Alomar se souvient de l’ambiance corollaire de l’enregistrement de Heroes : «On sortait le soir dans des endroits sinistres de la ville, dans les couloirs du métro, les quartiers chauds, juste pour faire un tour et voir la décadence. Je dirais que la stimulation mentale de David était à son apogée à ce moment-là. C’était une excellente période, en fait. Il avait les idées très claires, en ce sens qu’il était redevenu un homme de lettres, il s’intéressait à la politique du moment, il était au courant de ce qui se passait, ce qui m’épatait parce qu’il ne s’en était jamais soucié avant.»
Avec son sens du casting, Bowie invite des guitaristes tels que Robert Fripp, du groupe art rock King Crimson ou encore (sur Lodger, qui clôt ce que l’on nomme généralement la trilogie berlinoise) Adrian Belew, débauché auprès de Franck Zappa. Soit des personnalités capables de plaquer des improvisations risquées, discordantes sur n’importe quelle maquette de chanson. Bien qu’il se soit fâché avec Brian Eno (de même que, plus tard, il traversera quinze ans sans adresser la parole à Tony Visconti, son plus durable compagnon de route), Bowie veut ajouter un élément à la fusée avant-garde qui fait de lui le rock star la plus internationalement légitime et audacieuse ; celui qui peut ramasser en un titre le meilleur d’une mélodie accrocheuse, tout en ne cédant rien de l’espèce d’insolence bruitiste et pionnière du laborantin de studio.
 
Il parvient ainsi encore à surprendre et à empocher la cagnotte symbolique avec Scary Monsters (1980)
 
enregistrée à New York. Un album fignolé et longuement mûri qui contient l’indépassable single Ashes to Ashes, que Bowie met en orbite via un clip en forme de bilan personnel.
 
A la fois clown triste, cosmonaute en perdition et malade mental en cellule capitonnée, il réclame un pic à glace pour redescendre parmi les vivants. On croit qu’il va faire une tournée mais il préfère disparaître des radars alors que son contrat chez RCA se termine. C’est le leader de Chic, Nile Rodgers, qui le retrouve incognito en 1982 dans le bar d’un palace de New York. Bowie veut le rencontrer parce qu’il a écrit quelques chansons et, surtout, il veut faire un méga tube. Et opérer ainsi un come-back en ces années yuppies où un certain mauvais goût parvenu et une culture de la décontraction clinquante transforme la pop en rampe de lancement pour le néant et le rock FM.
Rodgers est dégoûté : il voulait faire un disque d’avant-garde et son idole le renvoie à son statut de faiseur de hits. Il s’exécute. Let’s Dance sera dantesque.
 
 
En 1983, Bowie est partout, bronzé, le cheveu blond oxygéné, il assure ne plus vouloir se cacher derrière un personnage, converti à une sorte de musique directe, qui fait bouger le popotin et met les neurones au repos. Les puristes se bouchent le nez, les fans regardent cette métamorphose de la plus inadaptée des stars en puncher de stade comme un trait de génie. Mais cette ascension au nirvana mondial des ventes de disques (10 millions d’exemplaires), qui le rend multimillionnaire, l’entraîne aussi sur la pente glissante d’une errance discographique et artistique qu’il reconnaîtra quelques années plus tard. «Après ces deux albums atroces, Tonight (1984) et Never Let Me Down (1987), j’ai eu le sentiment que le passé me muselait, confesse-t-il en 2003 à Rock & Folk. J’étais devenu indifférent, sans motivation, j’étais vulnérable en tant qu’auteur, et je n’avais surtout pas besoin de m’entendre dire à quel point mes chansons d’avant étaient formidables : "Allez vous faire foutre avec Ziggy, j’essaye d’écrire !" C’est tout ce que j’avais envie de dire.»
«Merci pour ces bons moments que nous avons partagés, Brian, ils ne pourriront jamais. Signé Aurore».
C’est le dernier mail envoyé par Bowie à Brian Eno, qui a dit son émotion, comprenant soudain que ce message était une lettre d’adieu. Rivé à l’idée de faire de sa vie (et de sa fin) une œuvre d’art, l’objet d’une mise en scène sans limite, Bowie, perfectionniste, ne pouvait manquer d’accomplir la promesse qu’il s’est faite dès son plus jeune âge de devenir une légende qui ne finit jamais - jusqu’à nous quitter au lendemain de la parution de son ultime album, mais aussi de son 69e anniversaire, chiffre dont la réversibilité fait honneur à son goût des boucles et des tours de magie noire capiteux. Depuis la nouvelle tombée lundi 11 janvier au matin, l’incrédulité emporte les solitaires, les beaux et les bizarres, les dandys et les queers, les fous et les folles, la vaste et hagarde famille des deranged à laquelle on espère toujours appartenir. Pour avoir si souvent puisé des forces vitales et apaisantes à son contact, galvanisés par l’invraisemblable confiance médiumnique qu’il mettait à n’en faire qu’à sa tête, ouvert à tous les caprices, accès de mauvais goût et éclairs de génie, les compagnons de cette informelle communauté de l’étrangeté au monde se trouvent tous un peu nus et hébétés, tel une tribu des premiers âges qui comprend que le feu protecteur vient de s’éteindre et que personne n’a la moindre idée de comment le rallumer.
 
La Grande-Bretagne pleure son «Brixton Boy»
De l’Eglise anglicane à un astronaute britannique en orbite en passant par le métro londonien, tout le royaume a rendu hommage au chanteur.
 
Sonia Delesalle-Stolper
Forcément, il fallait qu’un hommage tombe des étoiles : le major Tim Peake, astronaute britannique actuellement en orbite autour de la Terre sur la Station spatiale internationale, a très vite réagi sur Twitter à l’annonce de la disparition : «Si triste d’apprendre que David Bowie a perdu sa bataille contre le cancer. Sa musique a été une inspiration pour beaucoup.» Le major Tim sortira flotter dans l’espace «in a most peculiar way» le 15 janvier
et pourra alors dire si les étoiles brillent désormais différemment. Mais, finalement, c’est une phrase lancée depuis un stade de foot qui résume peut-être le mieux l’impact de la disparition de Bowie en Grande-Bretagne. En plein milieu d’une conférence de presse, le manager du club londonien d’Arsenal, le Français Arsène Wenger, a glissé ces mots : «Je ne suis pas un grand spécialiste de la musique, mais le message qu’il a transmis à ma génération, celle de l’après-guerre, c’était d’être assez fort pour rester fidèle à soi-même.» Même l’archevêque de Canterbury, Justin Welby, chef de l’Eglise anglicane, a salué «une personne extraordinaire» : «Je me souviens avoir écouté ses chansons en boucle, particulièrement dans les années 70, et toujours savouré ce qu’il était, ce qu’il faisait, l’impact qu’il avait.»
L’écrivain écossais Irvine Welsh a aussi salué l’artiste : «Bowie est mort comme il a vécu, en faisant preuve d’une classe imparable et inspirante.»
«Toujours juste». Les hommages à Londres, où David Bowie est né il y a soixante-neuf ans, soulignent un artiste absolu, capable d’une liberté de ton totale, d’une capacité à oser, à sans cesse se renouveler, sans jamais se préoccuper du regard des autres, des effets de mode. Même le Premier ministre, David Cameron, a avoué avoir «grandi en écoutant [ce] génie de la pop. Il était le maître de la réinvention, qui tombait toujours juste».

C’est à Brixton, quartier populaire du sud-est de Londres, que les hommages se concentrent. Heure après heure, les bouquets s’amoncellent le long d’un magnifique dessin mural, au coin de Stansfield Road, où Bowie est né le 8 janvier 1947. Le dessin, peint par l’artiste de rue australien James Cochran, a été dévoilé en 2013. Il s’inspire de l’album Aladdin Sane. Un peu plus loin, le Ritzy, cinéma local au look résolument rétro, a affiché sur sa façade un grand «David Bowie, our Brixton Boy, RIP». C’est devant cet édifice, ouvert en 1911, qu’une fête de rue a été organisée pour la soirée de lundi. «Le temps de Bowie sur Terre est peut-être terminé, mais il nous a laissé une merveilleuse musique. Aujourd’hui est un jour pour se rassembler et célébrer», lançait un appel sur Facebook. Plus de 3 000 personnes avaient exprimé l’intention de venir. Et devant chaque magasin, dans la rue, les chansons de l’artiste rythment les pas de chacun. Même le métro diffuse ses classiques.
A Bromley, autre quartier au sud-est de Londres, l’école où David Jones a suivi sa scolarité, la Raven’s Wood School, a salué «sa capacité à briser les barrières et sa profonde influence sur les étudiants. […] Le personnel et les étudiants célébreront la vie et l’œuvre de cette icône ; David Bowie est l’un des nôtres».
Le fondateur du célèbre festival de Glastonbury, Michael Eavis, s’est souvenu de sa première apparition sur scène, au milieu des champs, en 1971. «Il avait ces beaux cheveux longs et ondulés, un vrai look de jeune hippie. Il était fantastiquement beau. Personne ne savait qui il était, il a joué à 4 heures du matin, des chansons comme nous n’en avions jamais entendu. Il était l’un des trois grands de ce monde : - Franck Sinatra, Elvis Presley et David Bowie. Personne ne s’en approche, même un tout petit peu».
«Terrible». Enfermée dans une maison pour l’émission de téléréalité Celebrity Big Brother, la première épouse de Bowie a été prévenue tardivement de sa mort. Il y a quelques jours, Angie Bowie, mariée à David de 1970 à 1980 et mère de leur fils, Duncan Jones, expliquait que leur séparation fut «terrible» et qu’elle n’avait plus de contacts avec l’artiste ou avec leur fils depuis des années.
Comme souvent, chacun revendique désormais un morceau de Bowie. La salle de concert du Royal Albert Hall, en face de Hyde Park, estime ainsi que c’est dans ses murs que Bowie s’est produit pour la dernière fois au Royaume-Uni, il y a dix ans.
Paul McCartney
«Sa musique a joué un rôle décisif»
«David était une grande star et je chéris les moments que nous avons passés ensemble. Sa musique a joué un rôle décisif sur la scène musicale britannique, et je suis fier en pensant à l’influence qu’il a eue sur la scène mondiale.»
Iggy Pop
«Son amitié était la lumière de ma vie»
«L’amitié de David était la lumière de ma vie. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi brillant. Il était le meilleur.»
The Rolling Stones
«Un homme à la fois merveilleux et gentil»
«Nous sommes choqués et profondément tristes de la mort de notre cher ami David Bowie. C’était un homme à la fois merveilleux et gentil, et un artiste extraordinaire et original.»
Le producteur Tony Visconti
«Il a vécu comme une œuvre d’art»
«Il a toujours fait ce qu’il a voulu. Il voulait faire les choses à sa façon et de la meilleure des façons. Sa mort n’est pas différente de la manière dont il a vécu, comme une œuvre d’art. «Il a fait Blackstar pour nous, son cadeau d’adieu. Je savais depuis un an que c’était ainsi que ça se passerait. Je n’y étais, cependant, pas préparé. Il sera toujours avec nous.»
Kanye West
«Il nous a donné De la magie pour la vie»
«David Bowie était l’une de mes principales sources d’inspiration. Tellement courageux, tellement créatif, il nous a donné de la magie pour toute une vie.»
Jean Paul Gaultier
«Il m’a inspiré par son extravagance»
«David Bowie est culte ! Rock star absolue ! Il a traversé les époques, les a influencées et parfois même créées, musicalement, intellectuellement et humainement. Personnellement, il m’a inspiré par sa créativité, son extravagance, son sens des modes, son allure, son élégance et son jeu avec le genre.»
Pharrell Williams
«Il était Un véritable innovateur»
«David Bowie était un véritable innovateur, un véritable créateur. Puisse-t-il reposer en paix.»
 
«Lazarus»
Look up here, I’m in heaven /
I’ve got scars that can’t be seen /
I’ve got drama, can’t be stolen /
Everybody knows me now /
Look up here, man, I’m in danger /
I’ve got nothing left to lose /
I’m so high it makes my brain whirl /
Dropped my cell phone down below /
Ain’t that just like me /
By the time I got to New York /
I was living like a king /
Then I used up all my money /
I was looking for your ass /
This way or no way /
You know, I’ll be free /
Just like that bluebird /
Now ain’t that just like me /
Oh I’ll be free /
Just like that bluebird /
Oh I’ll be free /
Ain’t that just like me.
(Regarde là-haut, je suis au paradis /
Avec des cicatrices qu’on ne peut voir /
Des drames qu’on ne peut voler /
Tout le monde me connaît à présent /
Regarde là-haut, je suis en danger /
Il ne me reste plus rien à perdre /
Je plane tellement, mon cerveau virevolte /
J’ai laissé mon portable ici bas /
C’est tout moi, ça /
Quand j’ai débarqué à New York /
Je vivais déjà comme un roi /
Et j’ai claqué tout mon argent /
A chercher ton cul /
 
Même si c’est impossible /
Vous savez, je serai libre /
Comme cet oiseau bleu /
C’est tout moi, ça /
Oh je serai libre/
Comme cet oiseau bleu /
Oh je serai libre /
C’est tout moi ça)
«Blackstar», 2016 (ISO/RCA/Columbia)
 
10 albums essentiels
Jean-Christophe Féraud
Hunky Dory (1971) Bowie jette les bases de son épopée martienne en enregistrant ce disque idéalement mélodique influencé par le Velvet et le glam de Marc Bolan. La sérénade futuriste Life on Mars s’envole en acmé vers une planète rouge fantasmée qui marquera plusieurs générations d’ados enlacés.
Ziggy Stardust (1972) Le chanteur vient d’avoir 25 ans et signe là son grand œuvre, la chapelle Sixtine du glam. En onze chansons venues d’ailleurs (de Five Years et Moonage Daydream à Ziggy Stardust jusqu’au Rock’n’Roll Suicide final) scelle la fin du rock envapé de l’après-Woodstock et annonce la révolution punk.
Young Americans (1975) A New York, l’étoile du rock décadent redécouvre la Motown. Il s’entoure de musiciens noirs pour chanter en aristocrate blanc sur de la musique black. Le titre Fame enregistré avec Lennon culmine entre autres tubes imparables.
Station to Station (1976) Le Thin White Duke passe son groove new-yorkais à la moulinette froide et robotique de Kraftwerk, recette inédite dont témoigne le titre hypnotique Station to Station et la tuerie funkoïde Golden Years.
Heroes (1977) De l’impeccable trilogie berlinoise, nous retiendrons forcément l’album le plus héroïque. En pleine furia punk, Bowie jette les bases futuristes de la new wave et de la musique électronique avec le sorcier du son Brian Eno.
Scary Monsters (1980) Son disque le plus abouti, bien au-delà du tube désenchanté Ashes to Ashes. Déchiré par les guitares apocalyptiques de Robert Fripp, cet album monstre inspirera tous les jeunes gens modernes.
Let’s Dance (1983) Pas notre préféré, mais comment passer à côté ? Bowie vire sa cuti mainstream et fait danser toute la planète Terre en boxer péroxydé.
Outside (1995) Scelle le retour aventureux du maître qui adoube ici la scène techno-industrielle.
Heathen (2002) Au sommet de son art, Bowie marie les meilleures tendances electro-pop du moment à ses échos intérieurs.
Blackstar (2016) Ultime opus et testament stellaire. Sur ce diamant noir brillant et sépulcral, Bowie chante sa disparition à venir d’un au-delà anticipé, d’une voix désincarnée. Ultime métamorphose en astre tutélaire et bienveillant.
 

Bowie, l'avant-garde en chantant

Plus que tout autre musicien de sa génération, David Bowie est parvenu à anticiper et transcender les mouvements, influençant et sublimant la pop sans jamais se contredire.

Olivier Lamm


«A future rush», un fix d’inédit, une course au futur incessante. Voilà comment, dans cette formule du critique britannique Simon Reynolds, on résumera peut-être le plus justement la carrière de David Bowie. Depuis le voyage interstellaire sidérant de Space Oddity jusqu’à l’implosion Blackstar, c’est une longue ruée vers l’inconnu qu’a proposée le chanteur anglais tout au long de sa carrière à un grand public médusé par son audace et son mystère. Sans temps morts, ou presque. Même ses détours musicaux les plus hiératiques - Diamond Dogs en 1974, Let’s Dance en 1983, The Next Day en 2013 - fourmillent d’intentions complexes, d’arcanes et de visions dont la critique s’est finalement rendu compte, avec le recul des années, qu’ils annonçaient à chaque fois avec quelques cordées d’avance l’esprit du temps en train de naître.
Avant-garde poétique, picturale, plastique, vestimentaire, sexuelle, théâtrale, existentielle, musicale finalement : au gré des projets, des échappées belles et des réinventions, Bowie aura contribué plus fort que n’importe lequel de ses contemporains à réinventer notre rapport à la ml’écoute de usique pop. Bien entendu, il n’était pas le seul à expérimenter dans l’Occident ivre d’expériences de la fin des années 60 et des années 70. En Angleterre, spécifiquement, le rock psychédélique et le rock progressif affichaient des affinités de plus en plus audacieuses avec les techniques, les formes et les formats des musiques savantes.
Mais, au-delà des emprunts et des expérimentations formelles, il fut le premier à envisager directement les disques et les chansons comme des vortex vers des totalités à déchiffrer, où erraient les fantômes de George Orwell, William S. Burroughs ou Aleister Crowley, conçues à l’image des grandes œuvres du passé pour se muer en vecteurs d’émancipation.
A une époque où les artefacts pop circulaient bien plus laborieusement et où les clés exégétiques offertes aux fans d’un artiste se limitaient le plus souvent à quelques images et déclarations lacunaires dans la presse spécialisée, Bowie savait déchaîner les passions médiatiques autour de ses lubies et de ses excentricités, mais influençait surtout largement le goût de son public, jusqu’à jouer à ses yeux le rôle d’un Svengali avant-gardiste, capable de modeler à sa guise sa hardiesse et sa curiosité. A l’inverse d’autres aventuriers de la musique pop (citons au hasard Frank Zappa ou Björk) pour qui le lien entre musiques populaires et musiques aventureuses se traduit par un dialogue dialectique finalement assez aisé à décrypter, Bowie était avant-gardiste de manière permanente, mais largement impressionniste, dans le sens où son avant-gardisme se manifestait surtout par la grande sophistication plastique de ses chansons.
Son premier coup de foudre fut peut-être John Coltrane, mais il préféra débuter sa carrière de musicien dans un groupe de rock’n’roll plutôt qu’en approfondissant la pratique de son premier instrument, un saxophone en plastique. Jugé trop précieux et trop européen par la critique américaine, il fut accueilli froidement par Andy Warhol à la Factory en 1970, qui réagit à sa tentative de mime spontanée d’un glacial «Sommes-nous supposés en rire ?»
A l’exception des faces instrumentales des albums de sa trilogie berlinoise élaborées avec Brian Eno et directement inspirées par les artefacts électroniques des pionniers allemands Cluster et Kraftwerk, Bowie n’a jamais produit de musique expérimentale à proprement parler, mais des disques de pop arty où les références à la musique expérimentale scintillaient en constellation. Son lien le plus étroit avec la musique contemporaine est sans doute sa collaboration avec Philip Glass pour les symphonies Low et Heroes, mais elles sont surtout les initiatives de Glass lui-même, qui en a basé les notes et les motifs sur les albums du même nom.
C’est plutôt par son réseau - on a cité Eno, son plus fidèle compagnon d’exploration - et grâce à sa capacité à se nourrir de manière (presque) toujours pertinente des avant-gardes du moment - folk, prog, free-jazz, punk, post-punk, krautrock, new wave, world, ambient, musique industrielle, acid house, jungle - que Bowie a réussi à faire ressembler son œuvre à une corne d’abondance, délirant en permanence pendant plus de cinq décennies.
En d’autres termes, aucun autre musicien de l’histoire de la pop ne peut se targuer d’avoir influencé et sublimé à ce point la pop absolue et l’art rock d’un seul et même geste, sans jamais se trahir où se contredire. Pop star d’une époque où il n’était plus possible que d’être une star au deuxième degré, David Bowie aura emprunté aux avant-gardes du XXe siècle leur goût de la rupture violente, de la révolution permanente ou, pour citer le critique et musicien Bob Stanley dans sa bible Yeah Yeah Yeah : «Ce dont la pop avait besoin dans les années 70 était quelqu’un qui puisse refléter un monde fracturé, un monde où le chaos se tenait à portée de baiser - pas d’un groupe qui fasse consensus. Pas des nouveaux Beatles. Bowie avait compris ça. Bowie n’était que confusion, arêtes, ch-ch-changements.»
 
 
 
 
Cent visages et sans âge
Ado éternel, Bowie a débuté sa carrière en intéressant surtout les moins de 10 ans, avant de se jouer de l’histoire et du temps, fascinant des générations.
Bowie le transformiste, Bowie le rebelle, Bowie «l’homme qui venait d’ailleurs» ; pour des générations de jeunes gens grandis dans la seconde moitié du XXe siècle, David Bowie a cristallisé quelque chose de l’adolescence éternelle. Narcisse ambigu, figure du jeune homme au miroir, figé dans la pose innocente et froide du mime, il a reflété l’arrogance esthète propre à cet âge et, aussi bien, son sentiment d’exception.
Lorsqu’on a commencé à entendre le tremblement de l’âge dans sa voix grave, sur l’émouvant Where Are We Now ? de The Next Day (2013), personne, pourtant, n’y a perçu de trahison esthétique. Bowie a su intégrer sa décrépitude à son art. Le «Starman» du début des années 70 a préparé son éclipse dans ce Blackstar final, dans un ballet où la mort joue elle-même un rôle écrit pour elle. Percer, briller, faiblir, disparaître. La pop de Bowie a parcouru la constellation des âges avec un naturel déconcertant.
Arlequin. Aussi loin que ses amateurs s’en souviennent, Bowie perce avec un public de préadolescents, pour ne pas dire d’enfants. Arlequin dégingandé à la télévision anglaise au tout début des années 70, jouant d’une subtile maladresse - celle d’un extraterrestre dont il est évident, malgré sa réserve mystérieuse, qu’il s’agit d’un être supérieur -, Bowie subjugue d’abord les moins de 10 ans. Les mélomanes plus aguerris n’ont pas pour lui d’admiration particulière (on se souvient, entre autres, du mépris de Lester Bangs). Ne peut imiter Dylan qui veut, et avec des paroles comme «I’m an alligator, I’m a mama-papa coming for you» (dans Moonage Daydream, 1972), on est loin du compte. Mais si elles laissent les érudits dubitatifs, ces phrases, tout comme les origines galactiques risibles de Ziggy Stardust, font le ravissement des petits.
Aveu un peu plus tardif de ce premier cœur de cible enfantin, Bowie apparaît en 1977 à la télévision américaine dans le Christmas Show de Bing Crosby, vedette easy listening d’avant-guerre, qui mourra un mois plus tard. Bowie a 30 ans, il est en pleine période arty berlinoise, et le voilà qui entonne avec un vieux monsieur en chandail, dans un décor de chalet enchanté, un duo de Noël sur le traditionnel Little Drummer Boy. Dans la conversation mise en scène qui précède, à laquelle Bowie se prête volontiers, avec son sens habituel des convenances - il faut aussi le voir, en 1976, embrasser, avec une politesse exquise, le front de la présidente de son fan-club français, Natacha Smolianoff, petit bout de femme sexagénaire moustachue et portant tablier -, il évoque Duncan, son fils de 6 ans. La reprise est un succès, et le fait connaître du grand public américain.
Avant-garde. S’il lui faut ôter boucles d’oreilles et rouge à lèvres avant d’apparaître à l’écran, Bowie reste Bowie et ne trahit en rien la singularité de son personnage. Il a ce don d’être amène avec tous les âges, tout en incarnant la radicalité punk qui dressa la jeunesse contre tous les autres âges. «T’arrive-t-il d’écouter de vieux chanteurs d’autrefois ?» demande Crosby, curieux de savoir si un vieillard comme lui touche encore la jeunesse. «Bien sûr, répond Bowie, un sourire au coin des lèvres, j’aime beaucoup… John Lennon et Harry Nilsson.» Bowie n’a pas peur d’enterrer les héros de la veille : il a cette nervosité de l’avant-garde et de la modernité, mais ça n’a rien à voir, ou peu, au fond, avec l’image d’Epinal qu’on se fait parfois de la fougue adolescente, plus ou moins irréfléchie.
Parce que Bowie a eu le sens de l’histoire, des révolutions perpétuelles et des héritages détournés, l’innovation s’est toujours jouée chez lui bien au-delà de l’arrogance fantasmée de la jeunesse - cette jeunesse qui n’aurait pas encore compris qu’elle aussi, un jour, doit mourir. Chez Bowie, la mort est depuis longtemps conviée. Mieux, moins adolescent encore, moins romantique, le vieillissement n’a jamais rien eu d’obscène. Et c’est une incomparable chance pour l’auditeur que de pouvoir l’écouter à tous les âges, à des degrés divers d’expérience et de culture, sans forcer son enthousiasme. Bowie est parti. Il a poussé le sens des responsabilités des grandes personnes jusqu’à tirer sa révérence deux jours après la sortie de son dernier album. On ne sait qui, de l’enfant, de l’adolescent ou de l’adulte, verse aujourd’hui pour lui le plus de larmes, mais elles sont amères et, quoi qu’on dise, prématurées.

 

Alain Lahana, tourneur et manager «C’était l’antidiva»
Christian Losson
«J’ai travaillé seize ans avec lui comme tourneur. Alors, des concerts, j’en ai fait ! Plus de soixante, c’est certain. On a passé tellement de temps ensemble qu’il est compliqué de distinguer une minute Bowie, un instant décisif. Mais il y a ces répétitions avant la tournée du deuxième album de son side project Tin Machine, Tin Machine 2. On était venu trois semaines en 1991 à Saint-Malo pour une quasi-résidence dans un théâtre, sans aucun budget. On allait à la quincaillerie du coin récupérer des chutes de fils, des bouts de cuivre… On filmait avec des handycam. On avait même monté un concert au pied levé, gratuit, sans remplir la salle de 350 personnes car on avait masqué l’identité du groupe. Personne ne pensait que ça pouvait être lui.
David était loin d’être intouchable, hors-sol. Il était très exigeant avec lui-même, et donc avec les gens autour. Mais ses demandes étaient toujours éclairées, jamais injustifiées. Il avait une idée claire dans la tête, et il se concentrait en permanence. Lors de la dernière tournée après l’album Reality, entre 2003 et 2004, la première après plus de cinq ans d’absence, les musiciens qui l’accompagnaient avaient dû répéter soixante-quinze titres car il changeait sa set-list tous les jours. Il se faisait un devoir de surprendre en permanence et ne voulait jamais être dans la répétition. Il bousculait les évidences, l’ordre établi des concerts ; plutôt partisan de faire plusieurs salles de 3 000 personnes qu’un Parc des Princes. Je contactais son agent, qui me répondait dans la foulée : "Vas-y, monte cela comme tu veux, vois avec David." Il était aux manettes, il contrôlait, c’était l’antidiva. Il a donné un de ses plus beaux concerts à l’Olympia le 2 juillet 2002. Il était alors en pleine possession de ses moyens, héroïque, parfait. J’ai eu le dernier message de David via Tony Visconti, son producteur : "Tell Alain I send my love."»
 
L’influence black et l’obsession du sax
Jazz, soul et funk ont fortement nourri l’œuvre de Bowie, resté jusqu’à la fin fidèle à son premier amour instrumental : le saxophone.
C’est donc avec un album plus orienté «jazz», en fait une traversée oblique avec des noms bien identifiés (Jason Lindner, Ben Monder, Mark Guiliana…) sur la scène new-yorkaise, que l’iconique pop star aura tiré sa révérence. La référence a du sens à plus d’un titre pour celui qui saisit le saxophone à l’entrée des années 60. A l’époque, l’histoire dit qu’il traînait les clubs de jazz avec son demi-frère aîné. Ce premier instrument, parmi tant dont il tâtera, va hanter sa discographie. Il prend la pose avec, souffle dedans, invite des premiers de la classe, à commencer par l’altiste David Sanborn. En Ziggy Stardust ou Heroe façon Eno, David Bowie est souvent lui-même à la manœuvre, comme le montre le flot de photos et de vidéos qui irrigue la Toile à ce sujet. Sur son ultime Blackstar, le saxophone est encore présent.
 «David Bowie, assez tôt, avait une fascination du jazz», a rappelé le musicien journaliste Jérôme Soligny, spécialiste de l’Anglais, auquel il a notamment consacré une biographie patiemment réactualisée. Comme tous les gamins branchés du Londres qui swingue alors autrement, l’esthétique des disques Blue Note a dû avoir son effet sur le jeune dandy, à l’époque tendance mod. Tout comme la soul et le funk, qui débarquent d’outre-Atlantique. Ce qu’il confirme, justement, de l’autre côté de l’océan, lorsqu’il est invité le 4 novembre 1975 dans Soul Train, l’émission phare du black is beautiful de Don Cornelius. A la question d’un jeune Afro-Américain dans le public qui l’interroge sur son rapport avec la soul, Bowie sourit : «Il faut revenir à l’Angleterre, quand j’étais adolescent. James Brown était un de nos héros !» Et d’enchaîner par une version funky de Golden Years, guitares et rythmiques chaloupées, et tout le public de danser… Il s’apprête à publier Station to Station, enregistré à Los Angeles à l’automne 1975 qui va le hisser très haut dans les charts américains. La crépusculaire ballade qui clôt le recueil, Wild Is the Wind, rappelle son goût pour Nina Simone. A la réécoute, cet hymne de soul folk n’a pas pris une ride.
Mais l’histoire retiendra plutôt de cette période, dite plastic soul, d’autres titres comme Fame, breakbeat appuyé qui annonce la disco dopée aux basses. Le morceau figure sur Young Americans, enregistré un an plus tôt à Philadelphie. Le fameux Philly sound ! Et c’est à la guitare qu’il se présente en décembre 1974 sur le plateau télé de Dick Cavett pour interpréter ce titre souvent mésestimé par les fans de la première heure. A ses côtés, un chœur hérité du gospel (Luther Vandross, himself !) et un bon riff de sax. Encore, toujours. Lui au micro, crooner à la voix si sensuelle, si spirituelle, super classe. Il devient pour un temps le «Thin White Duke», un de ses multiples avatars dans lequel on peut déceler une référence à l’aristocrate du jazz, Duke Ellington, mort cette année-là.
Alors oui, David Bowie, l’un des plus fameux superhéros qu’ait connu la galaxie rock, aura dialogué avec le jazz et ses nombreuses déclinaisons. Souvent de façon subtile, parfois de manière plus directe comme lorsque Nile Rodgers, le guitariste de Chic, assure la production de Let’s Dance, avec quelques cadors du genre : Omar Hakim à la batterie, Sammy Figueroa aux percus, Stevie Ray Vaughan à la guitare blues… Modern Love, terrible funk cocaïné, riffs cuivrés, et China Girl, contrebasse glissée vers les aires d’autoroute. Et, bien entendu, le solo de sax archétypal, sur le titre Let’s Dance.
Bowie se permet même en 1985 un hommage, pas forcément mémorable, avec Mick Jagger au Dancing in the Street de son adolescence. Huit ans et quelques déboires plus tard, le chanteur rappellera le guitariste pour l’album Black Tie White Noise. Dessus, quelques thèmes de jazz funk, dont un étonnant Looking for Lester, où intervient un autre Bowie : Lester, le trompettiste de l’Art Ensemble of Chicago.
 
 
Lou Reed, maître passé créature
Grand admirateur du cofondateur du Velvet Underground, David Bowie produira le meilleur album de son mentor, en 1972, avant de le surpasser.
Frantz Durupt
Transformer de Lou Reed serait-il le meilleur album de David Bowie ?
 
 
En 1972, l’Américain et le Britannique ont une relation artistique aussi brève qu’étincelante, qui relance la carrière du premier tandis que le second y révèle son flair de producteur. Cette collaboration trouve ses sources quelques années plus tôt. En 1966, le Velvet Underground, fondé à New York par Lou Reed et John Cale, commence tout juste à se faire connaître. Il enregistre, au printemps, une gravure en acétate de neuf des chansons qui figureront sur son premier album, The Velvet Underground & Nico.
Cette gravure ne convaincra aucune maison de disque, et le Velvet devra attendre un an avant de la sortir. Entre-temps, l’acétate aura traversé l’Atlantique pour arriver dans les oreilles d’un homme : David Bowie, alors âgé de 19 ans, aspirant rock star. C’est son manager qui lui a donné cet enregistrement en décembre 1966. De cinq ans le cadet de Reed, Bowie est notamment frappé par I’m Waiting for the Man. Il la reprend aussitôt sur scène, la jouant donc avant même sa parution.
Ebriété. Le destin des deux hommes est déjà lié, mais la rencontre n’aura lieu qu’en septembre 1971. Lou Reed, proche de la trentaine, a quitté le Velvet pour retourner vivre chez ses parents, ayant visiblement abandonné toute ambition dans le rock. Agé de 24 ans, Bowie vient à New York pour signer avec RCA le contrat d’enregistrement de son quatrième album. Il demande alors à rencontrer son maître : «David courait toujours après les gens qu’il admirait, dont il pensait qu’il pouvait apprendre quelque chose», dira sa femme d’alors, Angie Bowie. Un dîner a lieu sous l’égide de la maison de disques, le courant passe. Quelques mois plus tard paraît Hunky Dory, carton critique et public, sur lequel figure Queen Bitch, un hommage revendiqué au Velvet. Dans la foulée, Reed, qui a aussi signé chez RCA, rate son premier essai en solo. Mais à l’été 1972, Bowie se propose de produire son nouvel album, qui sera Transformer. Pendant l’enregistrement, le Britannique et son guitariste, Mick Ronson, prennent tout en main, profitant de l’ébriété régulière de Reed. Transformer sera leur album autant que le sien. Bowie pose sa patte partout, met des «pam, pam, pam» à la fin de Satellite of Love. Quant à Walk on the Wild Side, son seul vrai tube, si Reed l’avait enregistré seul, «il n’y aurait pas eu de cordes, d’autant plus que ce n’était pas une partie que j’avais composée», dira-t-il plus tard.
Empêché. Le New-Yorkais adopte aussi le look androgyne de son nouveau mentor, s’enfermant dans une image qui n’est pas la sienne. Il est devenu la créature de celui qu’il a tant inspiré, et n’égalera jamais son succès. Leurs chemins se séparent aussitôt. Par la suite, on rapporte qu’ils se sont battus en 1979, mais ils monteront sur scène ensemble en 1997, lors du cinquantième anniversaire de Bowie, et achèveront leur drôle de parcours commun par le très beau Hop Frog sur The Raven, de Reed, en 2003. Le 27 octobre 2013, à la mort de ce dernier, David Bowie a commenté : «Il était un maître.» Empêché, l’autre ne lui a pas rendu la politesse.
D’Iggy Pop à Nirvana, l’influence d’un géant
Panorama des chanteurs qui ont mis leurs pas sur ceux de Bowie. Ou croisé son chemin.
Guillaume Tion Guillaume Gendron
Constat d’impuissance : dresser la liste des héritiers de Bowie est une gageure, tant sa progéniture musicale est vaste, de ses contemporains glam rock aux pop stars transformistes (Grace Jones, Madonna, Lady Gaga…) en passant par les freaks surmaquillés des années 80… Lui-même, peu enclin à la fausse modestie, faisait montre pour Libé en 2002 d’une grande lucidité sur l’empreinte qu’il laissait : «Beaucoup de musiciens éprouvent de la considération pour ce que j’ai fait, au point que j’ai dû exercer sur eux une influence prépondérante. Dans chaque génération, il y a un artiste qui sert de révélateur. J’imagine avoir tenu ce rôle, de même que Lou Reed a servi pour moi d’exemple.»
Les idoles. Reed, en tant qu’ex-leader du Velvet Underground, référence ado absolue du futur Ziggy Stardust, est en soit un cas exemplaire : celui du maître que Bowie adule, vampirise puis transforme en élève. Voire en pantin, à l’instar d’Iggy Pop : «Ce pauvre Jim, un cobaye pour mes expérimentations soniques», dira-t-il à propos de The Idiot. L’«Iguane» préfère s’en souvenir comme «son ami, son double». C’est que Bowie, alors plus fan que pygmalion, commence par remixer à la truelle (en un jour dans un studio cheap) le cultissime Raw Power (1973) des Stooges, lui donnant la nudité brutale qui servira de matrice au punk. Quand, l’année suivante, Iggy Pop est au fond du trou, bouffé par l’héroïne et en hôpital psy, c’est Bowie, version Aladdin Sane, qui apparaît comme le sauveur et inverse la dynamique dans la relation. Les deux hommes se barrent à Berlin, vivent ensemble au 155 de la Hauptstrasse pendant deux ans (platoniquement, insistera Iggy Pop) et produisent en 1977 les deux meilleurs opus solo de l’«Iguane» : The Idiot et Lust for Life. La confusion des rôles est totale («nous avons conçu tant de chansons ensemble - China Girl, Nightclubbing… - que je ne sais plus qui a écrit quoi», confiait Iggy Pop à l’Express en 2013). Mais c’est Bowie qui tient la barre (Pop : «J’ai eu l’impression de voir le plus grand manager de foot en action»).
Les rivaux glam rock. Quand David Jones, 18 ans, rencontre en 1964 Mark Feld (un an de moins, pas encore Bolan) dans la salle d’attente d’un agent londonien, les deux futurs hérauts du glam n’ont pas encore le look abouti de leurs alter ego à venir. Dans les années qui suivent, les deux vont se tirer la bourre, Marc Bolan prenant un temps l’ascendant à la tête de T. Rex. «Bolan servit de transition entre ce qui avait germé dans les années 60 et ce qu’allaient devenir les années 70, se souvenait Bowie, toujours dans Libé. Il avait compris que quelque chose de neuf était en train d’émerger. Mais son ambition majeure était juste de devenir le nouvel Eddie Cochran.» Une pique, sachant que Bolan voyait plutôt T. Rex comme les «new Beatles». Bowie, qui fait les secondes parties de Bolan et songe à tout lâcher pour devenir mime, finit par rattraper son retard. Les deux hommes se croisent, par l’intermédiaire de Tony Visconti, producteur de T. Rex et futur collaborateur indéfectible de Bowie, sur un morceau au titre savoureux : The Prettiest Star. Bolan y joue les parties de guitare, sa femme jugeant le duo pas à la hauteur du talent de son mari. Il s’écoulera 800 copies du single, et Bowie ressortira le morceau sur Aladdin Sane, en remplaçant la contribution de Bolan par celle de Mick Ronson, à la note près. Par ailleurs, Bowie composera et produira All The Young Dudes en 1972, seul tube de l’avatar glam anglais Mott the Hoople.
Les clones. Il y a Lulu, l’interprète écossaise du Bond l’Homme au pistolet d’or, qui fit une reprise de The Man Who Sold the World, avec Bowie à la prod, au sax et chœur. Mais il y a surtout Klaus Nomi, l’Allemand contre-ténor à fraise et nœud pap qui tira la new wave vers l’opéra. Le Bavarois est repéré par Bowie à Berlin et propulsé sur le devant de la scène en 1979 dans le Saturday Night Live, pour une interprétation en robe moulante de… The Man Who Sold the World. Une collaboration sans lendemain. Nomi pousse l’hommage en copiant son smoking en plastique.
Et puis il y a Boy George, moins musicalement pour son Culture Club que dans l’attitude et cette indolente provoc à cheveux en pétard. D’autres enfin déclinèrent à l’envi ambiguïté, glam et froideur bowiesque : Echo and the Bunnymen, Morrissey, Damon Albarn ou Suede.
Le grunge. Bowie et les Pixies partageaient le goût de la ballade schizo. En 2002, Bowie leur emprunte le titre Cactus, dont il enregistre une version sur l’album Heathen, qu’il jouera en tournée. En retour, Black Francis, leader des Pixies, caressait en 2013 l’idée de servir de backing band à Bowie, en vue d’un hypothétique retour sur scène - fantasme. La grande dette grunge à l’égard de Bowie est celle de Kurt Cobain. Sa reprise acoustique de… The Man Who Sold the World en 1994 restera l’un des titres phares de Nirvana, testament sardonique de l’icône torturée avant son suicide. Bowie est resté ambivalent au sujet de l’appropriation de sa chanson par la génération X : s’il jugeait la version de Cobain «sans chichi et quelque part très honnête», il envoyait balader les jeunes fans venus le féliciter pour cette «reprise de Nirvana» d’un : «Allez vous faire foutre petits branleurs !»
 
 
 
 
 
 
De Ziggy à Lazare, l’art de se réincarner
D’autres pop stars ont beau forcer les excentricités, aucune d’entre elles ne peut rivaliser avec le caméléon Bowie.
Sabrina Champenois
On a beau chercher, on ne trouve pas. Pas de pope ou rock star susceptible de rivaliser avec Bowie sur le plan de l’apparence, de sa capacité à en jouer, à se transformer, à oser, à innover, à s’imposer comme une créature apte à toutes les mutations. Chez les hommes, certains ont contribué à faire bouger les lignes, qu’Elvis P. avait commencé à secouer avec sa lascivité ontologique et ses penchants pour ce qui deviendra le glam puis le bling : les Mick Jagger, Lou Reed, Michaël Bambi Jackson, Prince, Freddie Mercury, Klaus Nomi, Boy George, George Michael ou, plus récemment, Brian Molko. Mais aucun n’a eu cette capacité de renouvellement permanent, de la tête aux pieds, de la chevelure aux chaussures en passant par le maquillage. Un work in progress qu’attestait au printemps dernier à la Philharmonie de Paris l’épatante exposition David Bowie is conçue par le Victoria & Albert Museum.
Même chez les femmes, dans l’imaginaire collectif plus portées sur le chiffon, difficile de trouver une rivale à Bowie. Cher, Madonna, Rihanna ou Lady Gaga ont bien tenté des trucs et fait sensation à des moments donnés, elles n’ont pas créé une cosmogonie. Seule l’Islandaise Björk, autre pop star comme surgie d’une autre planète, semble autant capable d’enchaîner les mues, non par calcul stratégique millimétré par un styliste personnel et destinées à «faire le buzz» mais dans le cadre d’une vision globale constamment évolutive, mutante. Les créatures qu’incarnent tour à tour Bowie et Björk sont à la fois des avatars et autant de facettes constitutives de personnalités hors normes, multiples, transversales, avant-gardistes, définitivement affranchies. Avec cet avantage à David Bowie : lui pouvait arborer un look «normal», classique, quand Björk est majoritairement synonyme d’extravagance.
La formule est une fulgurance de Gainsbourg, et le titre d’un des tubes de l’album Pull Marine (1983) d’Isabelle Adjani. Beau oui comme Bowie scanne impeccablement la créature Bowie : «Mâle au féminin / Légèrement fêlé / Un peu trop félin / Tu sais que tu es / Beau oui comme Bowie / Un peu d’Oscar Wilde / Un peu Dorian Gray / Quelques lueurs froides / Et un air glacé / Beau oui comme Bowie […].» C’est de fait une évidence, qui a fait le bonheur des photographes comme des cinéastes et qui aboutit à une imagerie omniprésente dans tout cerveau contemporain : David Robert Jones était une réussite esthétique ambulante et ce dès l’enfance, d’après les photos d’époque. Devenu pop star, il est immédiatement identifiable, silhouette longiligne pas loin du modèle déposé Twiggy, traits fins, regard effilé dopé par des iris vairons, troublantes incisives de vampire. On pense à Greta Garbo ou à la sublime Tilda Swinton qu’il enrôlera d’ailleurs en 2013 dans le clip The Stars (Are Out Tonight). Pareil capital de départ est facile à faire fructifier. Il le fait initialement puis sur la fin avec une option dandy plutôt sage, coiffé au départ à la Brian Jones. C’est à partir de 1969 qu’il oblique vers plus de radicalité : cheveux longs ondulés raccord avec la vague hippie en cours, intégration de la robe longue dans son vestiaire (cf. la pochette de l’album The Man Who Sold The World, 1971). A partir de là, la planète assiste éberluée à un show transformiste avec des épisodes très casse-gueule voire douteux, mais qui n’entacheront jamais vraiment la crédibilité fashion de Bowie. Comme si son élégance le protégeait du ridicule, sous-marin étanche aux courants ou dogmes de la mode.
L’album The Man Who Sold The World marque le début d’aventures stylistiques osées, parsemées de brefs retours à la «normalité» donnant l’impression d’une certaine lucidité de la part de Bowie, qui teste, se donne dans un rôle, sans se départir d’une distance critique. Bowie, dans les années 70, c’est le choc visuel de Ziggy Stardust, icône du glam rock, l’outrancier, le mauvais goût sacralisé. Un feu d’artifices où les matières brillent, le maquillage est violent, les cheveux sont rouges et la nuque longue (elle inspira plus tard, hélas, nombre de footballeurs allemands). Non seulement ses costumes le glissent dans la peau d’un autre personnage, mais ils transforment la forme du corps, le rendent élastique (cf. la célèbre combinaison signée Kansai Yamamoto, où les jambes accolées forment un cercle), perché sur des talons compensés. Tout est fait pour marquer la rétine et l’assassinat programmé du personnage contribuera à fixer cet héritage esthétique dans le marbre, transformera le subversif en mythique.
Au cours des décennies, David Bowie multiplie les identités et se fond dans toutes sortes de costumes avec deux constantes, la démesure et l’androgynie. Il est pirate destroy ou cyber Pierrot lunaire, ou encore le Thin White Duke, blanc-bec cocaïné cynique et autodestructeur, représenté par une esthétique plus sobre mais non moins théâtrale, en chemise blanche et pantalon à pinces noir, prenant des poses dramatiques. A chaque fois, ça marche. Parce que David Bowie ne suit pas les conseils avisés du département marketing, mais est à l’initiative des personnages qu’il invente et incarne ; le chanteur conçoit les dessins de ses costumes ; il passe commande à Kansai Yamamoto ou au jeune Alexander McQueen (en 1997) qui lui dessine sa fameuse veste Union Jack, il imagine les décors de ses scènes ainsi que les pochettes de ses disques.
Cela semblait jusque-là admis : on ne change pas de coiffure comme de chemise. Or, parmi les tours de force de David Bowie, figure sa créativité capillaire poussée à un point tel que les coiffures constituent un élément décisif de sa garde-robe. Le champ des possibles est en l’espèce tout bonnement stupéfiant, tant au niveau de la longueur que de la couleur, la coupe, le coiffage. Plaqués, hérissés, effilés, wavy avant l’heure, platine (hommage à l’idole Warhol ?), blond, roux, rouges… Contrairement au mec de base, et à des époques où l’homme se teint les cheveux avant tout pour enrayer le blanchiment, Bowie s’amuse, se prend joyeusement la tête, en joue comme d’une parure qui achève de compléter un personnage. Que ses cheveux aient résisté à pareilles montagnes russes, relève d’ailleurs du miracle et conforte l’idée d’un phénix ad libitum, dont chaque fin de cycle décidée par ce démiurge de lui-même débouche sur un autre et non l’impasse, loin de la malédiction d’un Samson privé de sa force dès lors qu’on les lui coupe.
La mode adore Bowie car elle trouve en lui une source d’inspiration intarissable et connue de tous. Le look Bowie, ou plutôt les looks Bowie sont transgénérationnels et à peu près indatables, contrairement à la plupart des pop stars - Madonna par exemple, dont chaque phase incarne l’air du temps (le bandana dans les cheveux dans les années 80, etc.). Outre d’innombrables séries mode, les références à Bowie représentent un véritable fonds de commerce. En 2003, pour sa couverture, le Vogue anglais transforme Kate Moss en Aladdin Sane, lui apposant le fameux éclair orange et bleu sur le visage ; en 2011, le Vogue français récidive : c’est encore Kate Moss en une, mimant Ziggy Stardust, paillettes sur les épaules et pétard dans les cheveux. Comme le chanteur, Kate Moss, dont le succès ne se tarit pas à 40 ans passés, a un côté caméléon, un physique adaptable à toutes les transformations. Sans doute conscient de cette similitude, Bowie enverra la brindille chercher à sa place sa récompense aux Brit Awards de 2014, vêtue d’un costume de l’increvable Ziggy.
Bowie n’a pas seulement influencé les magazines de fripes, il a aussi participé à l’avènement du bizarre comme esthétique dominante dans la pop music. Aujourd’hui, il est normal d’avoir les cheveux rouges (Rihanna), de porter trop de maquillage (Marilyn Manson), des tenues qui remodèlent le corps (Lady Gaga), de rendre son genre trouble (Shamir). Au point que dans le paysage musical actuel, la pruderie de Taylor Swift détonne presque plus que l’extravagance de Miley Cyrus. Merci Bowie, d’avoir décorseté la doxa.
La douce folie d’un androgyne génie
Premier chanteur queer, Bowie s’est affranchi du genre et de ses codes pour se construire des avatars à l’identité sexuelle fluide.
Johanna Luyssen
Nous sommes le 6 juillet 1972. Sur le plateau de l’émission Top of the Pops, un Bowie en pleine acmé glam rock - coupe mulet rouge, costume sorti tout droit d’Apollo 11, maquillage outrancier - enlace le guitariste Mick Ronson - cheveux longs, blondeur peroxydée. Devant ce Starman à forte teneur homo-érotique, chanté en prime time sur la BBC, l’Angleterre d’Edward Heath s’interroge, ébahie devant tant d’ambiguïté sexuelle : «Tous mes potes de l’école disaient "T’as vu ce type de Top of the Pops ? Quel gros pédé !" se souvient dans Rolling Stone Ian McCulloch, du groupe anglais Echo & The Bunnymen. Je me suis dit "bande d’abrutis"… Je me suis senti tellement plus cool qu’eux.»
Quelques mois plus tôt, le 22 janvier 1972, Bowie avait fait l’un des premiers coming out de l’histoire de la pop culture, dans les colonnes du Melody Maker : Je suis gay, et je l'ai toujours été, même quand j'étais David Jones. Avant de botter en touche, plus tard à longueur d'interviews. Gay, pas gay ? Bi, pas bi ? A-t-il vraiment couché avec Mick Jagger ? Tout comme Marc Bolan de T.Rex, son alter ego glam rock, Bowie jouait avec les frontières du genre et de la sexualité. Ce qui compte, c'est ce que le public percevait de lui. Et de ce point de vue, il a été libérateur souligne l'Américain Philip Auslander, auteur de Glam rock, la subversion des genres (La Découverte,2015). C'est la première popstar à affirmer son ambiguïté sexuelle et à remettre en cause les normes de genre comme le  dit Benoît Rousseau, programmateur musical à la Gaité lyrique, à  qui on doit le ("https://gaite-lyrique.net/loud-proud" )festival Loud and Proudbrant musiques et cultures queer. Le tout lors d'une époque cruciale pour les droits LGBT puisque nous sommes au début des années 60 à 70, juste après les "https://www.youtube.com/watch avec émeutes de Stonewall à New York en 1960 (juin 1960;1969), qui furent suivies, l'année d'après, par la Pride_March_(New_York_City) la toute première Gay Pride.Dans ce contexte, le style queer de David Bowie est l’un des symboles essentiels de sa liberté - musicale, sexuelle, et même vestimentaire. En 1971, il pose sur la pochette de "The Man Who Sold the World"  dans une robe mythique, dessinée par le styliste Michael Fish - en tournée au Texas, le chanteur sera d'ailleurs insulté pour l'avoir portée. Dans The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders From Mars 1972), il chante la ballade d'ouverture "Five Years", on trouve ces paroles pour le moins antisystème : Un flic s'agenouille et embrasse les pieds d'un prêtre . Et un queer vomit en assistant &#224; la sc&#232;ne.&#187;</em></p> <p><iframe src="https://www.youtube.com/embed/louXPUW7tHU" frameborder="0" width="420" height="315"/>&#160;</p> <p>Un an plus tard, dans l’album <em>Aladdin Sane,</em> <a href="https://www.youtube.com/watch?v=CGQo6zpVzt8" target="_blank">il chante </a><em><a href="https://www.youtube.com/watch?v=CGQo6zpVzt8" target="_blank">The Jean Genie</a>,</em> r&#233;f&#233;rence au po&#232;te - et homo revendiqu&#233; - Jean Genet.</p> <p><strong class="inter-simple">Tube transgenre.</strong></p> <p>Par ailleurs, même si on a beaucoup écrit sur sa collaboration avec Lou Reed, rappelons qu’elle s’est basée, notamment, sur l’exploration de ces thèmes LGBT : ainsi parurent <em>Transformer,</em> en&#160;1972, et son inoubliable tube transgenre <em>Walk on the Wild Side.</em> En&#160;1979, dans <em>Lodger,</em> dernier album de sa trilogie berlinoise, il chante - avec Klaus Nomi en choriste - <em>Boys Keep Swinging,</em> ironisant sur les codes virils impos&#233;s aux gar&#231;ons et accumulant les sous-entendus homo : <em>&#171;When you&#8217;re a boy / Other boys check you out&#187;</em> - &#171;check out&#187; signifiant &#224; la fois &#171;surveiller du coin de l&#8217;&#339;il&#187; et &#171;mater&#187;.</p> <p> <iframe src="https://player.vimeo.com/video/67640670" frameborder="0" width="500" height="342"/></p> <p><a href="https://vimeo.com/67640670">David Bowie - Boys Keep Swinging (SNL 1979 live performance)</a> from <a href="https://vimeo.com/nathanadler">Nathan Adler</a> on <a href="https://vimeo.com">Vimeo</a>.</p> <p>Ainsi, depuis les années 70, des jeunes gens enfermés dans leur chambre avec leur tourne-disques s’en sont inspirés pour faire leur coming out, comme le raconte, entre autres, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=nAZEwKn7qXo" target="_blank">le film qu&#233;b&#233;cois <em>C.R.A.Z.Y. </em></a>(2005). <em>&#171;Il a &#233;t&#233; un mod&#232;le pour beaucoup d&#8217;adolescents qui ont d&#233;couvert leur homosexualit&#233; ou leur bisexualit&#233;&#187;,</em> dit Beno&#238;t Rousseau. Pas &#233;tonnant, &#224; ce titre, qu&#8217;un grand nombre d&#8217;artistes, qu&#8217;ils soient gay, bi ou de genre fluide, se revendiquent du queer Bowie : Lady Gaga, Mykki Blanco, Perfume Genius, Beth Ditto ou Christine and The Queens&#8230;</p> <p> <iframe src="https://www.youtube.com/embed/Z7OSSUwPVM4" frameborder="0" width="560" height="315"/></p> </section> <footer> <!-- Notes de bas de page --> </footer> </article> </body>< /html>
 
 
Station par station, itinéraire des lieux de Bowie

Cartographie artistique et biographique au fil des pérégrinations du chanteur aux antipodes.
Elisabeth Franck-Dumas
Where are we now ? se demandait Bowie en 2013, dans une chanson évoquant avec nostalgie ses années berlinoises. La question n’était pas si anodine, chaque renaissance de Bowie, ou presque, pouvant être associée à un lieu, voire un trajet. Il était postmoderne aussi en cela, qu’il fut bientôt de nulle part : «Je suis totalement déraciné, confiait-il aux Inrockuptibles en 1993. Les racines, je n’en ai pas besoin. Elles sont à Londres et je les ai abandonnées depuis 1974.» Ce qui ne veut pas dire qu’il n’en planta pas ici et là, composant au fur et à mesure un hybride multiculturel avant l’heure.
On devine les charmes incertains de cette banlieue du sud de Londres, Bromley, où Bowie a grandi, dans All the Young Dudes (1972) : Billy parle de son suicide, Wendy vole des fringues chez Marks &amp; Sparks, Freddy a des boutons sur la tronche. «Oh ! Il y a du béton partout / ou est-ce dans ma tête ? » Fuyant cette vie d’ennui, il emménage chez son manager Ken Pitt en 1967 et devient officiellement un London boy - «tes habits flashy sont ta joie et ta fierté / un garçon de Londres, un garçon de Londres / tu crois que tu t’es bien amusé / mais tu n’as plus un rond, et tu galères» (1966). Il n’y passera en définitive que sept ans, de 1967 à 1974. Mais c’est là qu’advint la créature qui comprit l’intérêt d’importer le théâtre dans la musique : cours de mime avec Lindsay Kemp, pillage des poubelles de Carnaby Street le soir, achat de tissus grotesques chez Liberty’s. En 1972, naît Ziggy Stardust dans le pub Toby Jug, à Tolworth, dans le sud de la ville.
C’est peut-être grâce à Kemp, qui s’avouait volontiers sous influence du film de Teinosuke Kinugasa Une page folle (1926), que Bowie se tourna vers les créations féminines de Kansai Yamamoto pour ses costumes de samouraï stellaire, au début des années 70. Yamamoto signa les tenues de l’épique tournée Ziggy Stardust débutée en 1972, avec moult pantalons bouffants inspirés de la technique des changements rapide de costumes kabuki. Si la sophistication culturelle et la pop-culture très tôt postmoderne du pays séduisirent Bowie au point de faire chanter Michi Hirota en VO sur It’s No Game (album Scary Monsters, 1980), le Japon le lui rendit bien : les influents popeux du Sadistic Mika Band s’inspirèrent de Ziggy Stardust, et la scène new-wave tokyoïte et Bowie tissèrent des liens étroits, en particulier le Yellow Magic Orchestra, bien avant la collaboration avec Ryuichi Sakamoto sur le tournage de Furyo.
Alors qu’il termine sa tournée au Japon, au printemps 1973, Bowie embarque sur le Felix Dzerjinski à Yokohama, donne un petit concert à bord, et débarque à Nakhodka, non loin de Vladivostok. La ville, pourtant fermée aux étrangers jusqu’en 1992, vit néanmoins arriver le jeune Bowie, cheveux rouges, chemise métallisée et chaussures plateforme, sur le quai de la gare, pour son désormais légendaire trajet aux 91 arrêts jusqu’à Moscou. (On trouve sur Internet des extraits du journal qu’il tint à l’époque pour le magazine Mirabelle, il y est beaucoup question des assistantes de compartiment, Danya et Nadya.)
Dernière station de sa descente aux enfers, Hell-A, où il arrive en 1975 et vit entouré de «trafiquants de drogues et de satanistes», consommant des Everest de coke et se nourrissant exclusivement de poivrons et de lait frais. Les articles de l’époque relatent les rumeurs les plus folles, dont le fait qu’il stockerait son urine au frigo et serait pris de visions. C’est là que naît le Thin White Duke, «zombie amoral» et «surhomme aryen dépourvu d’émotion» qui exprime son admiration pour Hitler, dans une interview avec Cameron Crowe. De Station to Station, qu’il composa alors, il dira : «Ce disque peut s’entendre comme un appel à l’aide, et une supplication adressée à moi-même de rentrer en Europe.» Bowie exprimera plus tard son souhait de voir L.A. rayée de la carte.
Il y déménage en 1976, sur la rive nord du lac de Genève, où il a pour voisins Charlie et Oona Chaplin et Balthus, avant de filer vers Berlin. Il y reviendra dans les années 90, avec Iman, affirmant alors aux Inrocks qu’il s’y sentait «chez lui», entouré de « ses livres, ses disques, ses petits objets ».
Après L.A., Bowie atterrit à Berlin via son passage par la Suisse et Hérouville, se réjouissant de recommencer à neuf et vivre en relatif inconnu. Il a, dans son appartement de la Hauptstrasse, dans le quartier de Schöneberg, le colocataire le plus punk de l’histoire, Iggy Pop, avec qui il dîne dans des restos turcs. Bowie se balade à vélo, fréquente Romy Haag, célébrité transsexuelle locale, et compose Heroes après avoir vu un couple s’embrasser à l’ombre du Mur (il révélera plus tard qu’il s’agissait de Tony Visconti et sa maîtresse). En 1987, au pied du Mur, il donne, en larmes, «la performance la plus émouvante» de sa carrière, «un double concert» que des milliers d’Est-Berlinois sont venus écouter, de l’autre côté du Mur.
En 1995, Bowie partit sur les traces de Tricky pour le magazine Q, et erra à sa recherche dans les docks et les bars. En reste le formidable You Don’t Wanna Be Painting Your Face Like That… Or, The Beautiful, It Won’t Rap, She Won’t Dance, Very Tricky Piece, moins article que flux de conscience tout en allitérations et appropriations joyciennes autour du créateur de Karmacoma.
Un visiteur à l’été 1997, celui de la rétrocession, aurait eu la surprise de découvrir Bowie chantant en mandarin sur les ondes locales et numéro 1 des charts. A Fleeting Moment, traduction de Seven Years in Tibet, trouve son origine dans une conversation entre Bowie et le DJ et animateur radio Elvin Wong, lequel qualifia le tube, premier titre étranger à avoir grimpé aussi haut dans les hits locaux, de «bruit industriel totalement étranger à l’esthétique radio hongkongaise». L’anecdote nous fait espérer, contre tout réalisme, tomber par hasard et bientôt sur Bowie, dans un autre antipode, chantant en langue inconnue.
 
 
Bertrand Belin, chanteur «un golden boy revisité à Wembley»
golden boy revisité, il est magistral, il a une présence vibrante. On dirait un personnage de cinéma qu’il a incarné, sorti d’un espace-temps autre. Pour chanter
Heroes, un titre de 1977. Il tient alors du vaisseau venu de l’espace. Je pense souvent à lui comme ça : quelqu’un qui a toujours su tenir debout, y compris dans un immense stade. Il arrive, tient la scène, l’accapare, avec une grâce incroyable. Etrange et beau à la fois.»
Ariel Wizman, DJ «Deux heures avec lui, et se sentir vivant»
Philippe Brochen
Reality. L’une de ses œuvres balayées par les pisse-froid amateurs de l’adjectif "inégal" - qu’ils croient les protéger du génie. L’interview doit durer un quart d’heure. Nous passons deux heures de dialogue, de ceux dont on tire, plus que des idées, le simple sentiment de se sentir vivant. J’ai vu celui qui était tombé sur Terre, celui dont on ne peut même pas dire qu’il était humble tant il se passait d’adjectifs et de définitions. S’il aimait les noms, il retenait le vôtre. Celui qui avait tant fait était lent, consommé ; ses attaches étaient fines, son sourire cannibale, ses yeux déroutants. S’il vous plaît, ne parlez pas de rock’n’roll, on pourrait le confondre avec ce grand n’importe quoi devenu un trivium des jeunesses évanouies. David Bowie était poète, de ceux qui voient les yeux crevés. Il l’a dit dans son dernier clip, depuis son lit, son regard d’aède masqué d’étoupe. Et beau encore. Beau, oui.»
Rick Owens, créateur «"Diamond Dogs", un glamour monstre»
Diamond Dogs dans un bac de disques en soldes, au supermarché K-Mart, dans la petite ville où j’habitais alors. J’ai eu l’impression qu’un secret dont je n’avais même pas conscience avait été découvert, exposé à la vue de tous. Ça m’a mis très mal à l’aise à l’époque... Le glamour monstre de cette pochette m’a donné le sentiment qu’il y avait une place pour moi dans ce monde.»
 
 
 
Derrière le Bowie «hermaphrodite», l’importance de la culture nippone
Le personnage androgyne de l’artiste britannique est, en grande partie, marqué par les codes du théâtre japonais.
Arnaud Vaulerin
«Comme un chat du Japon.» La phrase figure au début de la chanson Ziggy Stardust et pourrait illustrer la relation particulière que David Bowie a entretenue avec l’esthétique nippone à partir des années 60-70. Icône d’un japonisme transfiguré par la culture pop, il s’est emparé des codes et des clés du théâtre nô et kabuki, revisité par des créateurs de mode et des photographes.
Sur la tournée de Ziggy Stardust aux Etats-Unis, il apparaît en androgyne maquillé et dans des costumes de scène directement inspirés du kabuki. Il a croisé la route de Yasuko Hayashi, un styliste qui travaille pour le designer Kansai Yamamoto, l’un des grands créateurs iconoclastes de la mode nippone qui, dans cette décennie, s’ouvre au monde. Le Japon s’occidentalise et sort des années de reconstruction et d’opprobre. Yamamoto expose et fait défiler ses créations à Londres en mai 1971. Bowie est subjugué. Yamamoto a raconté au magazine Vice comment il avait découvert l’artiste arborant ses créations lors d’un concert au Radio City Hall de New York en 1972. Il a été bluffé. Sur la tournée qui suit, celle d’Aladdin Sane, le designer a créé pour le chanteur un costume rayé à pattes d’éph et en forme de vinyle, un habit tricoté asymétrique et moulant, un immense manteau orné de kanjis vifs, des capes flashy et zébrées de samouraïs de l’espace et des leggings hachurés. Bowie est plus androgyne que jamais, félin, flamboyant avec ses cheveux rouges évoquant les perruques du kabuki. «Il a un visage insolite, vous ne trouvez pas ? Il n’est ni homme ni femme, si vous voyez ce que je veux dire. Ce qui me convenait en tant que designer car la plupart de mes vêtements sont pour les deux sexes, raconte Yamamoto en 1973. J’adore sa musique et, évidemment, cela a influencé mes créations. Mais, surtout, il y a cette aura de fantaisie qui l’entoure. Il a du flair.»
C’est le danseur et mime Lindsay Kemp qui a initié Bowie à la culture nippone, comme l’a raconté l’historienne Helene Marie Thian dans l’ouvrage collectif David Bowie, Critical Perspectives. Dans le Londres des années 60, les élèves de Kemp découvrent l’univers musical de Toru Takemitsu. Le chanteur se nourrit aux sources du kabuki qui comprennent l’art du costume, du maquillage et du travestissement, où les onnagata (les hommes jouant des femmes) ont une place centrale. Ils incarnent la féminité. Evoquant le Bowie des années 70 sur scène, Helene Marie Thian parle d’un «hermaphrodite inspiré par le japonisme». Elle rappelle que le grand acteur onnagata Tamasaburo Bando V a enseigné à Bowie les règles du maquillage.
Si l’on garde en mémoire le Bowie hermaphrodite, c’est en grande partie grâce à Masayoshi Sukita. Le photographe a fait la connaissance du chanteur par l’entremise de Lou Reed au début des années 70. Les deux hommes ne se sont plus jamais quittés. Pendant quarante ans, le Japonais a suivi le Britannique qui s’est souvent rendu au Japon pour des sessions photo. Il a immortalisé le Bowie dandy, le Bowie costumé par Yamamoto, le Bowie agité sur scène. On le voit aussi à Kyoto, devant une maison traditionnelle, dans le métro, chez un marchand de poisson. Et l’on croise Iggy Pop, des acteurs, etc. Contacté lundi, Masayoshi Sukita s’est dit «tellement choqué. Je ne peux pas le croire. C’est comme si j’avais un grand trou dans mon cœur. Je ne sais pas encore si je peux accepter ça.»
 
Un jour à Berlin avec Iggy et Romy
Le chanteur anglais a passé plusieurs longs séjours dans la capitale allemande. Où il a enregistré trois disques majeurs. Journée-type.
Il est 12 heures, David Bowie se réveille au 155 de la Hauptstrasse, à Schöneberg. Il lui suffit d’ouvrir les yeux pour que la ville et ses possibilités lui appartiennent, lui qui a dû quitter Los Angeles pour se défaire de ses addictions. Iggy Pop dort encore : l’«Iguane» loue un appartement de l’autre côté de la cour du même immeuble, mais il n’est pas rare qu’il dorme chez son complice de désintox, qui ne sait que faire des sept pièces de son appartement.
12 h 30. Depuis que Bowie n’est plus sous coke 24 h sur 24, il arrive que la faim se fasse sentir. Avec le Stooges, il se rend au Paris Bar, à deux pas de la Savignyplatz. C’est là que les musiciens vont dès qu’ils se sentent d’humeur festive. Le restaurant, qui sort tout droit du tableau l’Absinthe, d’Edgar Degas, est le lieu parfait pour leurs extravagances.
14 heures. Direction le Hansa Studio, «by the wall». David Bowie pense à la chanson Hero, du groupe allemand Neu ! que Brian Eno admire tout autant. Depuis la Meistersaal, la salle d’enregistrement principale, il regarde, fasciné, le mur de Berlin par la fenêtre. C’est là qu’il aperçoit un couple qui s’embrasse sous les miradors : son producteur Tony Visconti et sa conquête du moment, la choriste Antonia Maass, seront les «lovers»… «kissing by the wall».
20 heures. Après un bref passage au Luzia, une ancienne boucherie reconvertie en repaire de punks et d’outsiders, Bowie et Iggy retrouvent leur nouveau guide de la nuit berlinoise, le peintre Martin Kippenberger au café Exil, au bord du canal, face à Neukölln. Là, ils jouent au billard dans la salle enfumée qu’ils considèrent comme leur deuxième salon.
22 heures. Kippenberger vient de prendre la tête du temple des punks du monde entier, le SO36, dans la Oranienstrasse. Il y fait jouer Lydia Lunch ou Throbbing Gristle, et Bowie et Iggy passent leur soirée dans la fosse, comme les anonymes qu’ils sont dans cette ville de béton.
Minuit. De retour à l’ouest, ils s’engouffrent dans la jungle de Berlin (le Dschungel), club autrefois comparé au Studio 54. Dans ce bâtiment typique du Bauhaus, la boîte de nuit à laquelle Bowie rendra hommage bien plus tard dans Where Are We Now ? s’est posée sur les cendres des performances d’Ella Fitzgerald ou Duke Ellington au sortir de la guerre. Le lieu était autrefois un club de jazz.
1 h 30. Bowie insiste pour se rendre Chez Romy Haag, discothèque tenue par sa maîtresse, dans laquelle il passe la plupart de ses nuits. L’artiste a rencontré Romy en 1976 lors d’un de ses concerts. Ces freaks se sont reconnus, et aimés au premier regard.
4 heures. De retour Hauptstrasse avec Romy, qui vit un temps avec lui c’est l’heure d’un dernier verre à l’Anderes Ufer, le bar voisin de leur appartement, le premier établissement gay de Berlin à avoir pignon sur rue, avec des grandes vitrines qui signifient qu’on ne doit plus se cacher.
Un petit homme vert déguisé en grand blond
Major Tom ou «l’Homme qui venait d’ailleurs»… Toute sa carrière, Bowie a joué avec sa fascination pour l’espace.
Camille Gévaudan
Les théoriciens du complot l’ont vu tout de suite : il y a dans le clip de Blackstar des indices montrant que David Bowie est en contact avec les aliens. Pour un blogueur, le corps d’astronaute reposant sur une planète en carton-pâte est un de ces visiteurs interstellaires venus apporter le savoir sur Terre à l’époque maya. Un autre y voit l’annonce de l’apocalypse par la planète Nibiru. Mais ils ne sont même pas drôles, ces scénarios fantasmant Bowie en reptilien maléfique, face au personnage extraterrestre qu’il s’est construit dès le début de sa carrière.
Alunissage. Fasciné par l’exploration spatiale, le jeune Anglais invente un astronaute fictif en 1969 avec Space Oddity : «Ici Major Tom à Tour de contrôle / Je franchis la porte / Et je flotte d’une manière étonnante / Aujourd’hui les étoiles ont l’air très différentes»… La destinée de ce Major Tom est déprimante - condamné à errer dans l’espace pour toujours -, mais ça n’a pas empêché la BBC d’en faire la bande originale de l’alunissage d’Apollo 11. «Je crois qu’ils n’ont pas du tout écouté les paroles», plaisantait Bowie dans une interview en 2003. En plus, la Terre entière est convaincue que Space Oddity a été composé en hommage à Apollo 11, alors que cela n’a rien à voir : «Je l’ai écrite après avoir vu le film 2001, que j’ai trouvé extraordinaire.» Major Tom revient régulièrement dans la discographie de Bowie, et de nombreux artistes se sont approprié le personnage. On le retrouve dans Ashes to Ashes en 1980 («On sait que le Major Tom est un junkie»), on croit le reconnaître dans Hallo Spaceboy en 1996. L’astronaute s’est échoué sur la Lune : «Ta silhouette est stationnaire / La poussière lunaire te recouvrira.» Et est-ce son corps qu’on découvre en 2015 dans Blackstar, approché par une jeune femme à la queue de souris ?
En 1972, Bowie met en orbite un autre personnage spécial et spatial : il incarne Ziggy Stardust, un messager alien prônant l’amour et la paix, sur une Terre qui «se meurt vraiment» et n’a plus que «cinq ans» à vivre. Son origine extraterrestre devient la métaphore de l’ambiguïté sexuelle de la rock star galactique. The Rise and Fall of Ziggy Stardust fait un carton, et de Earthling à I Took a Trip on a Gemini Spaceship en passant par Fall Dog Bombs the Moon, une flopée de chansons seront marquées par cette obsession.
Sur grand écran, Bowie joue en 1976 l’Homme qui venait d’ailleurs - un petit homme vert déguisé en grand blond, qui remédie à la pénurie d’eau qui sévit sur sa planète en puisant dans les réserves terriennes. Bowie travaillait l’an dernier encore à une adaptation de cette histoire sous forme de comédie musicale. «Tout ce qui englobait l’espace me captivait naguère, mais c’est devenu un sujet de plaisanterie», disait-il à Libération en 2002.
Apesanteur. Depuis, il a entraîné dans sa marotte son fils Duncan Jones, qui a réalisé avec Moon (2009) un beau long métrage sur la solitude d’un astronaute détaché sur la Lune, et tous les passionnés d’astronomie dont il a peuplé l’imaginaire de ses rêveries spatiales. Les vrais astronautes ne sont pas les derniers à se revendiquer fans : en 2013, le Canadien Chris Hadfield a tourné depuis la station spatiale internationale le premier clip en apesanteur de l’histoire de l’humanité, en reprenant Space Oddity à la guitare. Et lundi matin, l’astronaute britannique Tim Peake était l’un des premiers à tweeter un hommage au chanteur depuis l’ISS : «sa musique a été une inspiration pour beaucoup de gens». Sur Terre et ailleurs.
Barbara Carlotti chanteuse française «Il a fait de sa vie une œuvre d’art»
Hunky Dory, qui fait le lien avec le folk et l’expérimental. Il va donner tous les autres : il pose sa philosophie de changement permanent. A chaque album, il veut incorporer un nouveau style de musique : il peut écrire des mélodies très fortes mais il intègre aussi de la soul, ou du son plus froid, comme à Berlin. C’est un collectionneur maladif : il incorpore les choses et il les devient, ces choses. Quand j’ai monté Nébuleuse Dandy [performance qui mêlait, en 2011, musique, entretiens et images d’archives, ndlr], Bowie en était l’entrée en matière. C’est lui qui a étendu le dandysme littéraire comme Baudelaire à la pop music. Lui qui a fait de sa vie une œuvre d’art au-delà de l’élégance, en jouant, en permanence, de tous les codes. Un esthétisme absolu, jusqu’à son dernier album, très proche de Scott Walker, dont Bowie s’est inspiré.»
C.Lo.
Jeanne added, musicienne «Ses chansons sont quasi universelles»
China Girl et Let’s Dance, c’est mon côté FM. Mais j’ai vraiment découvert David Bowie récemment, quand j’ai travaillé avec Philippe Decouflé sur les concerts célébrant l’ouverture de l’exposition à la Philharmonie de Paris. J’ai choisi de chanter
Ashes to Ashes. La liberté et la poésie des textes, sa capacité à dire des choses intimes ont influencé mon écriture. Ses chansons sonnent de façon quasi universelle et il y raconte sa vie, mais il laisse la place à l’auditeur de se projeter. Il interroge sa façon de vivre sans se juger, en disant les choses telles qu’elles sont.»
E.V.B.
Shannon Wright, chanteuse folk «un univers étrange et divin»
Low. C’était le premier de la trilogie berlinoise de David Bowie, sorti en 1977. Je ne l’ai pas aimé au début, jusqu’à ce que j’écoute
Sound and Vision. D’un coup, je me suis retrouvée propulsée dans le monde d’un joli prince. Il a pris ma main et m’a embarquée dans un univers étrange et divin. Je n’ai jamais regardé en arrière.»
C. Lo.

Bowie, les toiles filantes

David Bowie s’est aussi servi de son étrange plastique et de son goût pour les costumes dans sa carrière d’acteur.







Guillaume Tion


La carrière de Bowie chanteur-auteur-compositeur est indissociable de celle de Bowie acteur. En 1967, son premier album est joué pendant les cours de l’école de mime de Lindsay Kemp, à Londres, où Bowie est inscrit. A la fin de l’année, Kemp, son ami Jack Birkett et Bowie se retrouvent sur scène pour un spectacle de mime et de chansons, Pierrot in Turquoise. «Je ne lui ai pas vraiment appris à devenir un mime, mais à être davantage lui-même devant les autres, explique Kemp dans la bio David Bowie, une étrange fascination. Je lui ai permis de libérer l’ange et le démon qu’il avait en lui.» Ainsi que l’extraterrestre, puisque c’est avec le film de Nicolas Roeg l’Homme qui venait d’ailleurs (1976) que Bowie pénètre de plain-pied dans le territoire cinématographique pour une filmographie en dents de scie.
Roeg, icône du cinéma déconstructiviste, cherchait un paradoxe : «Quelqu’un qui serait dans la société, mais qui y serait en même temps étranger.» C’est en visionnant le documentaire sur Bowie Cracked Actor (1974) que le réalisateur découvre le personnage, presque ruiné et accro à la cocaïne. L’extraterrestre est sous ses yeux. «Pendant le tournage, Bowie a apporté plus que ce que le rôle demandait. Il a livré une part de lui-même. Et je me suis rendu compte à quel point ce film l’avait changé», raconte Roeg. La porosité entre la scène de concert et le plateau de cinéma est telle que Bowie conserve les costumes de l’Homme qui venait d’ailleurs qu’il portera ensuite dans ses shows.
l’Homme qui venait d’ailleurs, 1976 (Photo Rue des Archives)
Les films peuvent alors être considérés comme un laboratoire des personnages que Bowie endosse, sinon comme une aire d’épanouissement du Bowie transformiste. Ils lui permettent aussi d’assurer une transition dans les années 80, entre la rock star approchant la quarantaine et l’acteur en pleine possession de ses moyens.
En 1983, dans Furyo, de Nagisa Oshima avec Ryuichi Sakamoto (autre rock star, à qui l’humanité doit la BO du film en bambou-tabla synthétique), il campe un soldat prisonnier, personnage tragique à cernes pris dans une impossible histoire d’amour, avec sérieux et la satisfaction du devoir accompli : «Je suis content de ce que j’ai fait, mais le film est surtout un chef-d’œuvre», dit-il de Furyo et de son réalisateur, à l’esthétique en miroir, elle aussi remarquable par ses ruptures. «Surdoué du suicide social recyclé en héros blondasse, […] David Bowie est parfait. Il joue avec ses dents», écrit Serge Daney dans Libé. De royales canines qui lui servent aussi à s’affirmer dans les Prédateurs, de Tony Scott avec Catherine Deneuve, histoire de vampires chic et new wave, où Bowie est aussi pris pour un réceptacle de latex fondu.
 
 
Les Prédateurs
 
Les Prédateurs
 
Les Prédateurs
 
Origine du film : Britannique
Réalisateur : Tony Scott
Acteurs : Catherine Deneuve, David Bowie, Susan Sarandon
Genre : Epouvante-horreur, Drame, Thriller
Durée : 1h 40min
Date de sortie : 13 juillet 1983,
Année de production : 1983
Titre Original : The Hunger
Note presse : Les Prédateurs5,0/5
Note spectateurs : Les Prédateurs3,5/5 (421)
Bande annonce : Cliquez-ici pour voir la bande annonce
 
Les Prédateurs
 
Miriam est une femme-vampire née en Egypte il y a 4000 ans. Elle possède le don de l'immortalité et de la jeunesse. Elle vit,désormais, à New York, avec son compagnon John depuis 300 ans. John est alors frappé d'un processus accéléré de vieillissement. Afin de tenter de le sauver, Miriam rencontre la séduisante Sarah, docteur spécialiste desmécanismes du vieillissement, sur laquelle elle jette son dévolue...
 
Ecueil de son statut de personnage tourbillonnant : il donne aussi aux réalisateurs l’envie de tester sur lui des idées saugrenues. Prothèse-moi de mes amis, mes ennemis je m’en charge, pourrait-on dire. Dans Labyrinthe (1986), pochade en forme de jeu d’éveil heroic fantasy écrite par le Monty Python Terry Jones et produite par George Lucas, il joue Jareth, le roi des Gobelins qui a subi un feu d’artifice capillaire. Dans Basquiat (1996) de Julian Schnabel, l’amoureux et fin connaisseur de l’art interprète Warhol avec une crinière blanche exubérante en forme de champignon de Paris géant sur la tête. Dans la Dernière Tentation du Christ (1988) de Martin Scorsese, il est Ponce Pilate avec une coupe au bol brune ; et dans Twin Peaks (1992) de David Lynch, il passe à toute blinde dans le plan en chemise hawaïenne et chaussures rouges.
C’est finalement quand on attend le monstre que Bowie ne se transforme pas en porte-accessoires : à Broadway en 1977 pour Elephant Man, il interprète John Merrick à visage nu, sans aucune outrance de maquillage, se déhanchant le corps et adoptant une diction difficile. Dans les interviews qu’il donne pour le spectacle, Bowie évoque son intérêt depuis l’adolescence pour les monstres, l’isolement et les maladies mentales. Et la difformité qu’il nous propose sur scène, c’est celle de son incroyable beauté et de son talent.


Clips : le rendez-vous manqué
Malgré quelques réussites comme «Ashes to Ashes», la matière vidéo n’a jamais été un élément capital de l’œuvre de Bowie.
L’homme aux mille visages, aux mille transformations, a-t-il été aussi l’homme aux mille clips ? Pas exactement. Bien sûr, Bowie a investi le champ vidéographique de manière intensive en codirigeant très rapidement la majorité de ses clips. A la réalisation, Bowie apportait surtout son art du dessin esquissant les plans et les personnages avant que des réalisateurs complices (David Mallet, Julien Temple) s’emparent de la suite. Dans une des premières collaborations avec Mallet, l’injustement méconnu Look Back in Anger (1979), Bowie joue d’ailleurs au peintre se confondant avec son portrait.
Quelque chose cependant a manqué pour que l’œuvre audiovisuelle puisse rivaliser vraiment avec l’œuvre discographique. Drame de l’époque, dira-t-on. Les années 80 furent pour Bowie la décennie du succès formaté sur disque comme sur MTV. Et la réussite incroyable du (presque) inaugural Ashes to Ashes (Mallet, 1980) n’en fut que plus tragiquement trompeuse. Jamais plus Bowie ne devait retrouver la classe onirique de ce premier essai. On s’en souvient n’est-ce pas : sur une plage violemment saturée une farandole de super creeps sort doucement du cadre gentiment évacuée par un bulldozer, tandis que Bowie le Clown se dissout seul en incrustation dans une mer plate et verticale. Un an auparavant, Bill Viola avait tourné The Reflecting Pool. L’art vidéo avait trouvé ses deux premiers chefs-d’œuvre en se penchant à la surface de l’eau.
Mais hélas, dans les années qui suivirent, Bowie se contenta de tourner beaucoup de ces clips «à formule» des années 80, mélanges mal emboîtés de narration et de scènes de concert, qui sont devenus pour nous plus bizarres encore que des almanachs Vermot. Il est vrai aussi que Bowie s’en est rapidement détaché, regardant tout le barnum télévisuel avec la distance glacée des beaux anges cameramen de Day-In Day-Out (Temple, 1987). Jusqu’à précipiter autant que possible la fin de l’aventure. De fait, si l’on excepte de rares démonstrations de force (tel le récent Where Are We Now ? 2013, tourné par Tony Oursler), la carrière de Bowie ne recroise la grande histoire du clip qu’en un point précis : au tournant du millénaire.
En effet, pendant ces années, très belles et décisives, les clips ont cessé un moment d’être des machines spectaculaires pour devenir de simples espaces, des chambres où les chanteurs venaient juste écouter leur chanson avec les spectateurs. Les fredonner avec eux. Cette parenthèse enchantée permit à Bowie de faire un retour assez merveilleux dans Thursday’s Child (Stern, 1999) : juste le temps de se rêver en jeune homme dans le miroir de la salle de bain. De fait, être le simple auditeur de sa propre chanson, Bowie y avait déjà pensé, mais de manière beaucoup plus sarcastique dans Loving the Alien (Mallet, 1985). A la fin du clip, comme dans le Cabinet du docteur Caligari, on le découvrait, collé à la radio, dans un asile de fous.
On peut cependant regretter que cette posture critique ait limité l’apport de Bowie. Après tout, d’autres créatures aussi versatiles réussirent à embrasser plus fortement le médium à la même période. Qu’est- ce qui fait, pour le dire bêtement, que David Bowie n’est pas devenu Michael Jackson ? C’est qu’il y a métamorphose et métamorphose. Et il est probable que le transformisme spécifique de Bowie reste attaché à la scène, au costume, aux lumières. Là où, pour Jackson, il n’est plus simplement question de jeu ni d’artifice, mais plus profondément de mutation, de redéfinition complète du corps au travers de l’image. Ce qui lui a permis de devenir le premier monstre sui generis du clip.
En revanche, les transformistes à la Bowie ne sont pas des mutants. Leur scène reste encore en planches de bois. Cette restriction n’est d’ailleurs pas un problème absolu même en termes d’images, si l’on est économe. Que demander de plus, après tout, que la découpe tremblante de Heroes (1977), sublime plan séquence où Bowie éclairé de dos est comme projeté en avant par la lumière aveuglante du projecteur ?
Le réalisateur de ce proto-clip, Stanley Dorfman, producteur à Top of the Pops, réalise quelques mois plus tard Heart of Glass (1978) de Blondie. Dorfman a ainsi réussi à saisir, avec une précision démentielle, ces deux êtres de scène au moment exact où était en train de basculer, sous leurs pieds, leur plancher historique - de la salle à l’écran. L’événement est mince sans doute. Il n’ouvre pas toute une vidéographie. Mais on n’est pas loin de penser que ce soulèvement minimal est la chose la plus émouvante qui soit.
 
 
 
Pour tout l’art du monde
Lui-même peintre, le chanteur a inspiré de nombreux artistes contemporains par son esthétisme et sa carrière tout en rupture.
Judicaël Lavrador
Ses quelques autoportraits peints d’un trait déliquescent, ramolli encore par des couleurs pâles et diluées au point de liquéfier ses traits fardés, David Bowie ne les a rendus publics qu’à la faveur d’une période musicale peu inspirée au début des années 90, quand il cherchait, de son propre aveu dans un entretien passionnant donné au New York Times, en 1998, à rester créatif. Par ailleurs, c’est au profit d’œuvres de charité et à la demande de Brian Eno qu’il consent à vendre ses toiles.
Picabia. Si David Bowie peignait, ce n’était donc pas tant pour les autres, que pour lui-même, en se revendiquant d’une veine figurative mâtinant l’expressionnisme d’Egon Schiele de la coquetterie réaliste d’un Francis Picabia. Lui-même se voyait comme «un populiste de l’art moyen», ainsi que le rapportait Libération, en 1995, à l’occasion d’un compte rendu de son exposition dans une galerie londonienne.
On adore cette formule si révélatrice d’une manière anglaise de réconcilier en toute décontraction le haut et le bas des arts visuels, d’une manière de faire œuvre sans snober un vieux fond populaire, nommé outre-Manche Arts & Crafts. C’est alors bien davantage du côté des arts déco, des arts textiles, de l’art de la mise en scène, d’une forme d’art total et général, généreux et slalomant entre les pratiques et les classes que David Bowie s’exhibe le mieux entre quatre murs, au Victoria & Albert Museum de Londres donc, à l’initiative de l’exposition qui a été présentée à la Philharmonie de Paris en mars.
Jeremy Deller, autre grand adepte de cette déhiérarchisation des pratiques, le sait bien qui ouvrit son pavillon britannique à la Biennale de Venise en 2013 par deux bannières exhibant quelques paroles de The Man Who Sold the World. A l’intérieur, s’affichait notamment une carte de la tournée britannique de Bowie en 1973. A travers laquelle le lauréat du prix Turner en 2012 montrait comme Bowie mettait les pieds dans les villes accusant le coup de la désindustrialisation et comme il assurait la transmission d’une culture ouvrière vieille d’un siècle, jouant et dansant là où ses pères avaient sué, perpétuant même à travers sa musique un ramdam qui n’était autre que l’écho des machines qui désormais s’étaient tues. Deller, donc, voyait alors en Bowie un chaînon manquant entre la culture ouvrière et la culture club.
Bowie en art est rarement portraituré pour lui-même (et pour cause : caméléon, il ne se ressemblait jamais tout à fait). Du coup, les artistes l’ont plutôt mis à pied d’œuvre. A l’image de Damien Hirst qui l’invite à réaliser une série de spin paintings, ou bien de Tony Oursler, qui le soumet à sa rhétorique défigurante (grosse bouche et gros yeux circonspects) dans le clip de Where Are We Now ?, en 2013.
Faconde. En France, une génération d’artistes qui avait 20 ans au début des années 80 - les Jean-Luc Blanc, Jean-Luc Verna et Brice Dellsperger - ne cache pas qu’elle fut fascinée et puis libérée par les costumes et les chaussures à plateforme de Bowie, sa faconde androgyne, ses strass, et son appétence pour les albums feuilletonesques. Aucun d’eux aujourd’hui n’a lâché une veine artistique raréfiée creusant ces motifs glamour ou imposant le space opera comme forme d’exposition, le tout appris à la source des portraits de Mick Rock.
Enfin, d’autres font leur cette trajectoire tout en rupture de la star. Loris Gréaud, par SMS jetlagué envoyé depuis Hongkong, veut retenir de Bowie que «sa trajectoire est une succession de rupture, avec lui-même avec son œuvre, ses proches et le milieu du rock qu’il méprisait. Mais tout cela pour se réinventer en permanence. The Thin White Duke était un vrai dissident». Un modèle d’échappées belles dans un milieu et un marché de l’art qui ne veut que de la cohérence.
L’homme photo graphique
Mick Rock, Vernon Dewhurst, Brian Duffy… Sous l’objectif des plus grands, Bowie a fait de chacune de ses pochettes une œuvre d’art.
Clémentine Mercier
Pas de corps plus travaillé et photographié que celui de David Bowie. L’image fait partie du système Bowie et contribue à la flamboyance de la légende. «Il faut arriver à capturer l’œil, c’est la clé ! Avant tout, tu séduis la rétine. Après tu subvertis les autres sens », disait Bowie à Mick Rock, son ami photographe dans un article de Rolling Stone Magazine. Les années 70 sont celles des expérimentations, et Bowie travaille avec ceux qui renouvellent le genre. Dès 1969, pour Space Oddity, Vernon Dewhurst immortalise la tête du chanteur qu’il mixe avec un fond inspiré de Vasarely. En 1971, c’est la photographie noir et blanc de Brian Ward, avec un Bowie blond, qui est colorisée à l’aérographe par Terry Pastor pour Hunky Dory.
Mais le phénomène Bowie est né sous l’objectif de Mick Rock, surnommé «the man who shot the seventies» («L’homme qui a photographié les années 70»), photographe officiel de 1972 à 1973, au nom prédestiné. Ils n’ont pas 25 ans lorsqu’ils se rencontrent, et le photographe immortalise Ziggy Stardust, l’androgyne en bottes compensées et tignasse orange, en costume bleu pâle et ombre à paupière assortie… Il prendra aussi la célèbre photo de Bowie, Iggy Pop (paquet de Lucky entre les dents) et Lou Reed, à Londres en 1972, ainsi que celle du chanteur mimant une fellation accroupi aux pieds de Mick Ronson, son guitariste. Bowie dira de Mick Rock : «Il me voit de la même façon dont je me vois.»
En 1972, Brian Duffy électrise le visage de la pop anglaise, avec une balafre en forme d’éclair. Il fait partie d’un trio de photographes (avec David Bailey et Terence Donovan) qui révolutionne l’imagerie de la mode et de la pop. Pour l’album Aladdin Sane (1973), il shoote Bowie dans son studio avec un maquillage de Pierre Laroche en forme d’éclair multicolore, fond blanc et flash puissant. La pochette rappelle Ziggy Stardust, en plus sophistiquée et commerciale. L’album passe en tête des ventes, et ce visage s’incruste dans la mémoire collective. Qualifiée de «Mona Lisa du pop», cette image-icône a été choisie pour la couverture du catalogue de l’exposition itinérante «Bowie Is» au Victoria &amp; Albert Museum, en 2013 à Londres. Brian Duffy le shootera aussi en combinaison de Pierrot pour Ashes to Ashes, en 1980.
A Londres, en 1972, David Bowie rencontre Masayoshi Sukita, un photographe japonais. Leur première séance photo a lieu très vite et les deux entament une collaboration qui durera quarante ans. On doit à Sukita le portrait en noir et blanc de l’album Heroes (1977) avec un Bowie, fan du Japon, en costume Yamamoto. Toujours dans les années 70, Terry O’Neill le photographie en studio avec un chien énorme, furieux et excité. Bowie reste placide.
Par la suite, les images deviendront plus classiques, même si ses photographes restent des personnalités reconnues (Steve Schapiro, Albert Sanchez, Jill Greenberg…). Mais impossible de garder une seule photo tant Bowie est né de ses multiples avatars. Insaisissable. «Tout ce qu’il nous donne à montrer est une série de tableaux de sa vision intérieure et de sa profonde intelligence», racontait encore Mick Rock à Rolling Stone.
In love with bowie
Quarante-trois ans de vie commune et des dizaines d’articles. L’histoire d’amour qui lie «Libération» à la sublime icône s’est écrite au fil de nos pages.
Frédérique Roussel
Faire l’historique à la volée de la relation Bowie-Libé, soit près de quarante-trois ans de vie commune en quelques heures, enseigne plusieurs choses à l’exégète béotienne.
Libé a été fidèle à David : le premier article date du 16 octobre 1973, à l’occasion de son septième album Bowie Pinups (Libé était dans les langes), et le dernier est encore chaud, publié il y a trois jours, pour son vingt-sixième album, Blackstar. La critique a été masculine : un seul papier, sur la petite cinquantaine épluchée, émane d’une plume féminine, pour un compte rendu de concert (et lequel ! ). Libé a aimé Bowie, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout, au fil des différentes critiques qui s’y sont collées et qui l’ont interviewé près de dix fois - à Dublin, Paris, New York (1)…
«Exalté». Le 16 octobre 1973, un papier en haut de page titré «Monsieur la star David Bowie», entame une relation avec le «petit angliche» qui «a grimpé au hit-parade». 1973, la France a découvert Bowie, et Georges Mardon fait une analyse semi-prophétique d’un papillon qui émerge de sa chrysalide : «David Bowie a pigé. Il était un chanteur de rock, il va maintenant mettre en scène un chanteur de rock : lui-même. Il est devenu acteur, il va jouer le rock and roll avec ses artifices, il va le pasticher, il va l’interpréter comme on interprète Antigone sur d’autres scènes.» C’est ensuite un vrai fan qui prend la relève (au moins à partir du printemps 1976) : Alain Pacadis. Il le dit tout de go, fasciné par le caméléon : «C’est très difficile de parler de son chanteur préféré Bowie : l’homme aux mille visages […]» (17 mai 1976). Mais c’est un autre fervent, Patrick Amine, qui chronique Scary Monsters, «dernier enfant» du «pierrot lunaire» (11 septembre 1980) : «On ne discute pas David Bowie, on l’exprime. Il a magnifié l’ordinaire de notre culture. D’un geste, d’une vocalise…»
Déjà, à partir des années 80, Bowie devient un éternel revenant. Dix ans ont passé depuis le premier article et le journal titre «Rencontre avec David B. star» (23 mars 1983). L’événement est d’importance : Bowie donne sa première conférence de presse depuis cinq ans… Patrice Bollon se rend à Londres pour voir en chair et en os le chanteur-acteur-producteur de 36 ans à la veille d’une grande tournée pour Let’s Dance. L’auteur résume lui-même son sentiment à la sortie : «Le portrait d’un homme vrai et sensible que l’image de star "décadente" avait trop longtemps occulté.»
Alain Pacadis, lui, s’est réservé le concert à Lyon dont il ramène «un compte rendu exalté» (27 mai 1983). Un petit morceau d’anthologie qui s’achève sur ce joli paragraphe : «Le matin devant l’ascenseur, je retrouve David Bowie accompagné d’un garde du corps : il avait dormi dans la chambre à côté de la mienne… C’est sans doute pour cela que j’ai fait de si beaux rêves.»
L’année 1983, celle d’une certaine apothéose pour Bowie, voit la dissension s’exprimer dans les six pages que lui consacre le journal («La légende du roi David», 8 juin 1983). Fini, l’adoration béate. Let’s Dance provoque… un schisme qui amène les uns aux extrémités du lyrisme, les autres au bord de la jouissance diffamatoire. Ils ne sont pas moins de sept (hommes) à se pencher sur les facettes de la «gorgone glorieuse du rock chic». «C’est le Grand Prêtre des paradis artificiels des Apparences, le Shaman d’une société à la dérive, qui n’a plus de sens, ne sait pas très bien où elle va, et si même elle se dirige vers un point autre que la constellation anarchique d’individualismes et d’égoïsmes : le néant social», s’envole Patrick Bollon. Il y a l’effet Let’s Dance, «chanson pédagogique à danser» (Michel Cressole). Il y a le cinéma, surtout Furyo, car pour le reste «peut mieux faire : «Pas mieux que Bowie lui-même pour se mettre complètement en scène» (Gérard Lefort). Et il y a la guillotine de la sixième page : «Un produit chimique de synthèse. Une sorte d’aberration esthétique totale, de mix culturel un peu navrant et plutôt étincelant. […] On trouve tout à David Bowie ! Sans doute pour qu’on n’y cherche rien» (Bayon). Aucun d’eux ne s’empare du disque suivant, Tonight. Malgré Iggy Pop, l’événement a un «petit goût de réchauffé». Yves Adrien se demande même : «David Bowie est-il mort ? Et la réponse qu’elle nous inspire : "God only knows"» (21 septembre 1984).
Evidemment, Bowie revient, avec Never Let Me Down, encensé par Philippe Manœuvre («Très-très bien, même. Rageur, mordant, cynique, haut en couleur…»). Et là, paf, interview de Libé dans la chambre 552 de l’hôtel Scribe (25 mars 1987), avec une question d’arroseur arrosé : «En France, nous avons ce qu’on pourrait appeler une longue tradition de rock critique… -D.B. : Je dirais que vous avez une tradition critique tout court !»
«Miroir». Dans son papier, Bayon flirte cette fois avec l’indulgence : «Rien que pour la bonne bouffée d’air frais qu’il fait passer sur la nausée "surplus US"[…], on lui épargnera les piques habituelles : faux monnayeur, copieur, imposteur, tapette, etc.» Cette année-là, Libé se déplaça en bus jusqu’à Werchter, à la deuxième édition du festival de Torhout, sous une pluie diluvienne… «Ah, Werchter, quelles souffrances !» La preuve : «Un type qui s’est toujours principalement illustré dans l’extrême sophistication suffirait à prouver que le pauvre diable n’a plus rien à dire. Et que - plus grave - la façon même de dire ce rien lui échappe désormais. Bowie tari ?» (Laurence Romance, 5 juillet 1987).
Une autre période s’ouvre au début des années 90 : un Bowie sous pseudo avec Tin Machine et Eric Dahan qui s’en empare, en allant le voir à Dublin (26 août 1991), début d’une vingtaine d’années de relation critique contrastée. «Pour toute la génération indie, Bowie demeure un faux père ; impossible à tuer comme à assumer», écrit-il à la sortie de Black Tie White Noise. Il chronique un Bowie passé de l’esthétique à l’éthique, de l’idole à l’humain. Il en tire, à chaque entretien, des phrases presque à la Libé… Pour Earthling, Bowie lui dit : «Je n’ai jamais prétendu proposer quoi que ce soit d’inédit, j’utilise simplement le miroir à diffraction excentrique de mon art pour renvoyer à cette société mutante et actuellement en voie de néo-tribalisation les reflets que j’en capte» (13 janvier 1997).
Sous le titre «Happy Dandy Bowie», Libé célèbre, le 5 octobre 1999, un nouvel album et la cinquantaine radieuse du rockeur qui surprend encore. Envoyé spécial à New York, Serge Loupien lui demande : «Eu égard à votre succès, ne vous êtes-vous jamais pris pour le maître du monde ?» David Bowie lui répond : «Probablement qu’au moment où j’étais sous l’emprise de la drogue, je me sentais le roi de mon monde. Mais celui-ci était restreint. Le monde d’un accro est tellement minuscule.» Enfin, à Gilles Renault en 2002, la légende a décrit sa trajectoire «comme celle allant d’un jeune homme arrogant, adepte du solipsisme, à un vieil homme un peu dingo. Tout ce qui englobait l’espace me captivait naguère, mais c’est devenu un sujet de plaisanterie. Je me prenais très au sérieux à 18 ans ; depuis, je pense avoir gagné en autodérision».
(1) Pardon à tous ceux qui ont écrit sur Bowie et qui n’ont pas été cités.
Un génie de la dématérialisation
Subjugué par le numérique, Bowie avait anticipé la disparition du copyright et lancé son fournisseur d’accès à Internet dès la fin des années 90.
Christophe Alix
«Les bonnes affaires, c’est le meilleur des arts», disait Andy Warhol. Un adage que Bowie, dans le sillage de l’inventeur du pop art qui fut son maître à penser es marketing de soi, aura appliqué avec brio tout au long de sa carrière. Génie protéiforme, il avait compris à quel point la dématérialisation de l’économie allait changer à tout jamais la carrière des artistes et leur relation au public.
Précurseur dans la musique ou la mode, il le fut également dans l’utilisation de la finance ou dans le numérique en faisant de leurs outils de nouvelles opportunités de revenus. En 1997, il fait son entrée en fanfare à Wall Street. Il s’attaque au marché obligataire et «lève» 55 millions de dollars (300 millions de francs, à l’époque). Flairant le bon coup, l’assureur américain Prudential Insurance Company of America achète la totalité des obligations alors qu’elles sont classées à risques. Elles donneront droit à un rendement annuel de 7,9 % pendant dix ans, et permettront à Bowie de toucher par anticipation, et en une seule fois, les futures recettes tirées de son répertoire. «Il a toujours été à l’avant-garde, explique alors son homme d’affaires Bill Zysblat. Cela ne devrait surprendre personne qu’il innove maintenant dans la communauté financière.» Quelques mois auparavant, la maison de disques britannique EMI avait raflé pour 30 millions de dollars (175 millions de francs) les droits de distribution sur quinze ans de ses anciens albums. Gager un emprunt sur les revenus futurs d’un passé lui-même revendu à une major : Bowie réussit un coup double de maître.
Fasciné par l’irruption des technologies - il est à l’origine, en 1995, du logiciel Verbasizer, lui permettant d’écrire des textes de chanson «qui viendraient d’un de ses rêves» -, Bowie fut aussi parmi les premiers à comprendre la puissance de la révolution Internet. Dès 1996, il met gratuitement à disposition, sur son propre site, le single Telling Lies auquel il assure un lancement planétaire. Il sera téléchargé 450 000 fois. Créateur d’une radio, d’une banque et d’une maison d’édition d’art (21, comme XXIe siècle), ce «serial entrepreneur» lancera également, à l’époque des modems 56k, son propre fournisseur d’accès à Internet : BowieNet. De quoi se connecter pour 10 livres sterling par mois, et accéder à une kyrielle de contenus exclusifs : musique, clips, sessions de chats avec la rock star représentée par un avatar en 3D… Des aventures aux fortunes financières variées qui témoignent de l’appétit vorace de la star pour tout ce qui a trait à l’avenir. Lors d’un entretien à la BBC, en 2000, Bowie prophétisait de manière magistrale le futur d’un Web encore enfant : «Le rock and roll est devenu une opportunité de carrière et Internet porte le drapeau de la nouvelle subversion. Les monopoles n’auront plus le monopole et ce qu’Internet va apporter à la société, en bien comme en mal, est inimaginable. Je pense que nous sommes au début de quelque chose d’aussi exaltant que terrifiant», concluait-il. Seize ans plus tard, tout est là.
  1. Événement
Dominique blanc-francard, producteur «Il jouait au baby-foot en tenue de gala»
«J’ai été ingénieur du son au château d’Hérouville, où Bowie enregistra deux albums, Pin ups et Low dans les années 70. Je ne travaillais pas directement avec lui mais je le voyais tous les jours. Ce fut un choc avant tout visuel : il avait la même apparence que sur ses pochettes, ce qui, à l’époque, était très extravagant. Pendant quinze jours, je l’ai vu prendre son petit-déjeuner comme s’il sortait de scène, androgyne, maquillé et très habillé. Il jouait au baby-foot en tenue de gala. En même temps, il avait cette attitude très british, calme, bien élevé et professionnel. Je me disais soit c’est le summum de l’avant-garde, soit c’est le summum de la décadence. J’étais impressionné car ça n’arrivait jamais.
«La première fois qu’il m’a regardé dans les yeux, j’ai vraiment cru que des lasers me transperçaient. J’avais l’impression qu’il pouvait lire dans les pensées des gens mais ça ne générait aucune inquiétude. Musicalement, c’était plus compliqué pour moi. Je le trouvais brillant mais je comprenais mal. C’était trop avant-gardiste peut-être. Jusqu’à Let’s dance, en 1983. Ca a été un choc très fort. Il était un peu comme Gainsbourg, toujours à l’affût des courants. Toujours devant. C’est ça un grand artiste : s’accaparer les modes et les courants, et les porter.»